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esprit, les relations groupées autour d’elle, les qualités de son cœur, l’éclat enfin ou la singularité de son existence, a contribué puissamment au prestige de l’écrivain. De là le succès de tant de recueils de lettres, de mémoires et d’autobiographies qui abondent en Allemagne. Les auteurs ne sont pas moins empressés à se mettre en scène que le public à les y regarder. Quelques-unes, et des plus fameuses, ne sont connues que par des correspondances et les révélations de leurs amis, — indiscrétions de bonne foi, confessions orgueilleuses et naïves où l’âme se montre à nu, si sûre de sa beauté qu’elle dédaigne jusqu’à la parure de quelques voiles artistement placés ; on prend ces livres pour ce qu’ils se donnent, on les dévore de confiance. Quelles inventions valent ces réalités, ou ne sont point justifiées par elles ? Qu’un peu d’imagination s’y mêle, et voilà le roman bâti : aucun élément n’y manque, ni l’étrange, ni le passionné, ni le tragique. Ainsi se dégage et se réalise en quelques originaux brillans le plus singulier idéal de la femme supérieure, de la femme géniale, comme on la nomme d’un de ces mots indéfinis où l’allemand excelle.

C’est avant toutes Rahel Levin, la plus vantée de ces beaux esprits, « une fille généreuse, disait Goethe, puissante par sa manière de sentir et légère dans sa façon d’exprimer ce qu’elle ressent, » si légère en vérité que le plus souvent la pensée s’échappe en métaphores subtiles, cœur noble d’ailleurs et qui avait trop souffert pour n’avoir pas appris à consoler, confidente inspirée de tous les hommes éminens de son époque. Humboldt était son ami, Gentz lui écrivait : « Vous êtes le premier des êtres sur la terre, » et quand ce politique désabusé, qui voulait se retirer du monde, retrouve un soir toutes ses illusions en voyant danser Fanny Essler, c’est à Rahel qu’il vient confier son secret et demander conseil ; elle-même n’a-t-elle pas trouvé l’amour à l’âge où d’habitude on craint de le perdre et rencontré le bonheur au moment où tant d’autres redoutent de le voir s’enfuir ? — C’est encore Bettina avec ces airs de sylphe échappé de Shakspeare, toujours « perchée, » comme elle disait, et qui se prend à adorer comme un dieu incarné Goethe l’olympien, qui se laisse faire. Au-dessous apparaissent les divinités d’ordre secondaire, les simples héroïnes : Charlotte Stieglitz, qui, mariée à un poète essoufflé, éprise de la gloire bien plus que de l’homme, s’imagine qu’un grand coup secouera sa torpeur, et se tue pour réveiller son inspiration ; Johanna Kinckel, qui tourne la tête d’un jeune théologien, le convertit aux doctrines de Strauss, lui découvre du talent et fait de lui un écrivain ; le malheureux ne s’arrête plus, il se lance dans la politique, il conspire, on l’emprisonne ; réduite à vivre de leçons, Johanna travaille tout le jour à Berlin, et le