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PIERRE QUI ROULE.

voir tous les jours : l’obstacle, hélas ! vient de moi, de ma pusillanimité, de mes retours vers le passé, de ma crainte de ne plus savoir aimer malgré le besoin d’amour qui me consume.

Il faut que je vous dise comment nous avons fait connaissance. C’est le plus prosaïquement du monde. J’avais été passer deux jours à Fécamp pour chercher un maître ouvrier, à l’effet de réparer de vieilles boiseries admirables, reléguées au grenier par mon prédécesseur. Revenu dans la soirée, assez tard, je dormis tard le matin, et je vis de ma fenêtre cette belle et charmante femme en grande conversation avec le sculpteur sur bois, qui commençait à installer son travail en plein air devant la salle du rez-de-chaussée. Elle était si simplement vêtue qu’il me fallut de l’attention pour reconnaître en elle une femme d’un certain rang dans la hiérarchie des femmes honnêtes. Je descendis dans la salle qu’il s’agissait de lambrisser, et quand je vis la chaussure, le gant et la manchette, je ne doutai plus. C’était une Parisienne et une personne des plus distinguées. Je sortis dans la cour, je la saluai en passant, et j’allais respecter son investigation, lorsqu’elle vint à moi avec un mélange d’usage et de timidité qui donnait un grand charme à son action.

— Je dois, me dit-elle, demander pardon au châtelain de Bertheville (c’est le nom de mon abbaye) pour le sans— gêne avec lequel j’ai franchi les portes ouvertes de son manoir…

— Pardon ? lui répondis-je, quand j’aurais à vous en rendre grâce !

— Voilà qui est très aimable, reprit-elle avec une bonhomie enjouée qui ne l’empêcha pas de rougir un peu ; mais je n’abuserai pas, je me retire, et, vous sachant ici, ce que j’ignorais encore, je ne me permettrai plus…

— Je vais repartir à l’instant même, si ma présence vous empêche d’examiner mes travaux.

— J’ai fini… Je venais demander quelques renseignemens pour mon compte.

J’offris de lui donner ceux dont le propriétaire dispose, et elle vit tout de suite que j’allais être sérieux et parfaitement convenable. Elle ne fit donc pas de difficulté pour me dire qu’elle avait envie de Saint— Vandrille, mais qu’elle était effrayée de la dépense à y faire pour rendre ce débris habitable. Elle avait voulu savoir de mon maître ouvrier le prix de son travail. Il y avait à SaintVandrille un très beau revêtement de ce genre, qui exigeait aussi une restauration. J’avais déjà vu Saint-Vandrille, mais sans me rendre compte du parti à en tirer. Je proposai d’y aller le jour même et de faire un petit travail accompagné d’une estimation approximative des dépenses. Elle accepta en me remerciant beaucoup, mais en me disant qu’elle enverrait chercher mon travail, et en ne m’engageant point à le lui porter.