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sur la bienveillance des pouvoirs publics beaucoup plus que sur leur intelligence et leur activité propres, de les maintenir dans l’ornière de la routine, de les priver du stimulant nécessaire de la concurrence étrangère. On ajoute que, réduite à ses seules forces, ne comptant que sur elle-même, l’industrie n’entreprend que ce qu’elle peut faire bien et économiquement, qu’elle devient robuste, vivace, et pousse de profondes racines dans le sol. Cette dernière remarque est exacte dans les termes, mais, à mon avis, sans valeur au fond. On a souvent remarqué que les vétérans des grandes guerres du premier empire étaient généralement des hommes d’une énergie, d’une vigueur exceptionnelles, sur lesquels les infirmités semblaient n’avoir point de prise, et qui presque tous sont parvenus à un âge très avancé. Le fait s’explique facilement. Tout ce qui, dans les armées, n’était pas d’une trempe supérieure, tout ce qui présentait quelque faiblesse de corps ou d’esprit disparaissait rapidement, moissonné par les fatigues, les privations, les maladies, le découragement. L’élite seule pouvait survivre, et seule elle a survécu. Oserait-on en conclure que la guerre est préférable à la paix pour l’amélioration de l’espèce humaine ? Il en est de même pour les luttes industrielles. Dans les pays, — et on ne pourrait guère citer parmi ceux-là que la Suisse, — où l’industrie n’a jamais été protégée, elle est certainement fort vivace ; mais sait-on bien au prix de quels douloureux sacrifices elle est parvenue à cette virilité ? A-t-on compté le temps perdu, les capitaux inutilement dissipés, les souffrances des ouvriers, les ruines des patrons ? Sans doute quelques usines judicieusement placées, pourvues de capitaux abondans, dirigées avec intelligence, ont résisté à toutes les épreuves et peuvent défier l’avenir. Combien aussi ont péri qu’au début une protection intelligente aurait sauvées ! Non, le régime protecteur n’est pas un expédient absurde, arbitraire, oppressif, toujours nuisible aux intérêts mêmes qu’il prétend servir. C’est au contraire un système rationnel, efficace en certaines circonstances, qui a eu dans le passé et qui peut avoir encore en quelques cas les plus heureux effets sur la marche de l’industrie. Cependant, et ceci est la seconde face de la question, on a sagement fait d’y renoncer.

II.

Faire l’éloge d’un système et demander qu’on le remplace par le système opposé, c’est en apparence se contredire ; mais la contradiction s’évanouit par cette seule remarque, que ces deux appréciations ne sont pas simultanées, qu’elles se rapportent à deux périodes distinctes et successives de l’existence du régime protecteur. La protection, comme toute chose en ce monde, a ses avantages et ses