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leva aussitôt, et le bénéfice passa presque tout entier dans les mains des propriétaires de forêts. Voici qui est bien plus curieux. L’île de Madère produit un vin célèbre qui n’aurait certainement pas besoin d’être protégé. Il l’est pourtant, et avec un tel succès que pas une barrique de vin étranger ne peut pénétrer dans l’île pour lui faire concurrence. Il en résulte que les habitans sont obligés de consommer comme vin ordinaire un vin qui vaut 4 ou 5 francs le litre, tandis que, sans la protection dont ils jouissent, ils se procureraient facilement, pour le même usage, des vins qui seraient préférables et qui leur coûteraient tout au plus 1 franc.

En résumant ce qui précède, on peut déjà reconnaître au régime protecteur des vices très sérieux : atteinte légère à la liberté, atteinte beaucoup plus grave à la moralité publique, cause continuelle de collisions trop souvent sanglantes, application coûteuse, difficile, presque toujours entachée d’arbitraire et d’inégalité. En voilà, ce me semble, assez pour qu’on soit dès maintenant autorisé à dire que ce système n’est acceptable qu’en cas de nécessité réelle, et qu’on doit se hâter de l’abandonner aussitôt que cette nécessité a disparu. Des argumens plus décisifs montrent qu’il faut en effet agir ainsi.

Le régime protecteur est, je le répète, un contrat d’assurance mutuelle contre la concurrence des produits étrangers au moyen de l’élévation des tarifs de douane. Il a pour conséquence immédiate de réserver à l’industrie le marché national et de garantir au fabricant un prix rémunérateur. En revanche, il l’oblige à payer plus cher tous ses instrumens de travail, matières premières, main-d’œuvre, machines. Il a donc pour conséquence accessoire et forcée un renchérissement général qui restreint la consommation et ferme complètement les débouchés extérieurs. Tant que la production ne dépasse pas la puissance de consommation du pays, le bénéfice du fabricant et le bien-être de l’ouvrier sont assurés : l’industrie grandit et prospère, mais cette prospérité même pousse à l’accroissement de la production. Celle-ci devient peu à peu d’abord égale, puis supérieure à la puissance de consommation. Les produits s’accumulent, l’encombrement amène l’avilissement des prix ; les crises commerciales surviennent périodiquement. Les ruines se multiplient et déblaient le marché, l’industrie se relève pour retomber encore ; elle se traîne dans des alternatives de gêne et de prospérité, de torpeur et d’expansion qui sont l’indice certain d’une fausse situation économique.

Il y a bien un moyen de rétablir cette situation sur des bases solides, mais il n’y en a qu’un seul. C’est un abaissement considérable des prix de revient qui, mettant la marchandise à la portée d’un beaucoup plus grand nombre de bourses, augmenterait dans une large proportion la puissance de consommation du pays et permet-