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faut que tout soit soumis aux droits ou que tout en soit exempt. Hors de là, on retombe dans la protection partielle, c’est-à-dire dans le privilège.

La pensée de supprimer les douanes se produit dans un singulier moment, il faut en convenir. On la comprendrait à la rigueur dans un pays où les finances seraient en grande prospérité ; si le trésor avait tous les ans un excédant considérable de recettes, il serait naturel d’en faire bénéficier les contribuables, sauf à examiner sur quels impôts devrait porter le dégrèvement : c’est ainsi qu’on procède journellement en Angleterre. Nous n’en sommes pas là malheureusement : le déficit est l’état normal de nos finances, et l’équilibre apparent du budget n’est obtenu qu’au moyen d’emprunts continuels, patens ou déguisés. Songer dans une telle situation à diminuer de cent millions les recettes du trésor serait au moins inopportun, et il faudrait de toute nécessité retrouver ces millions en créant de nouveaux impôts ou en augmentant les anciens.

La suppression totale des douanes aurait-elle d’ailleurs une utilité bien réelle pour le consommateur ? Je n’hésite pas à répondre négativement, quelque étrange que cela puisse paraître au premier abord. Les économistes attribuent volontiers à leurs systèmes une certitude en quelque sorte mathématique, et sont trop portés à croire qu’il suffit de les faire passer dans la loi pour que toutes les conséquences logiques se traduisent dans les faits complètement, sans restrictions et sans exceptions. Or c’est là une erreur profonde. Certes rien n’est plus vrai, plus certain, que les théorèmes de la mécanique ; cependant, bien qu’ils aient affaire uniquement à la matière inerte, ils éprouvent dans la pratique de graves modifications, et il y a bien loin de l’effet utile à l’effet théorique de la machine la plus parfaite. À plus forte raison doit-il en être ainsi des systèmes économiques, qui ont à compter avec l’ignorance, les habitudes, les intérêts, les préjugés et les passions des hommes.

Voyez la liberté de la boulangerie. Assurément cette mesure est aussi correcte que possible au point de vue des principes ; elle a pourtant échoué presque partout, et la taxe a dû être rétablie dans beaucoup de villes. C’était facile à prévoir, et il ne manque pas de gens qui l’ont annoncé d’avance ; mais on n’a pas voulu les croire. « Si les boulangers, leur répondait-on, abusent de la suppression de la taxe, ils feront de gros bénéfices qui appelleront la concurrence. C’est élémentaire, c’est une loi infaillible. Laissez faire l’intérêt privé, il est plus clairvoyant que vous. » Qu’a fait l’intérêt privé ? Presque rien jusqu’à présent, et il s’écoulera peut-être dix ou quinze ans avant que la mesure porte ses fruits. C’est qu’on ne tenait pas compte des conditions particulières du commerce de la