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La doctrine de la perception directe est vraie sans doute, mais seulement d’une vérité négative, en tant qu’elle nie tout intermédiaire entre l’objet et le sujet, entre la chose perçue et l’acte de la perception, Ainsi les espèces d’Épicure ou les idées de Malebranche doivent disparaître d’une saine psychologie. Elle est encore vraie en ce sens que nos perceptions ne sont pas des images, des représentations, des portraits de la chose perçue, qu’elles sont simplement des états de notre esprit, lesquels ne peuvent avoir aucune ressemblance avec les choses extérieures. On a donc eu raison de rejeter les idées représentatives dans tous les sens. Si l’on ne donne à la théorie de la perception directe que cette signification toute négative, on a cent fois raison, et M. Mill ne la repousserait certainement pas, ainsi entendue ; mais, dans un sens positif, cette théorie est insoutenable. Que percevons-nous directement de la matière ? Est-ce la substance ? Mais tous les philosophes sont d’accord pour nier qu’on puisse percevoir directement une substance autre que la nôtre. Sont-ce les qualités ? Mais lesquelles ? On en distingue de deux sortes : les secondes et les premières. Or, pour les qualités secondes (odeur, chaleur, couleur, son), tous les philosophes, même les écossais, accordent qu’elles ne sont autre chose que nos propres sensations, qui nous suggèrent la croyance à des causes inconnues. Quant aux qualités premières, il n’y en a que deux : solidité et étendue. Or la solidité ne nous est connue que par la résistance, c’est-à-dire par une sensation analogue à celle que nous donnent les qualités secondes. Reste l’étendue ; mais l’étendue nous est si peu connue immédiatement que nous ne la saisissons jamais que par l’intermédiaire de la couleur et de la résistance, et Reid lui-même, par une analyse très fine, nous montre qu’aucun sens ne peut nous la donner, et qu’elle n’est encore qu’une suggestion de notre esprit, provoquée par les sensations concomitantes.

Pour ces raisons, nous inclinons à croire avec M. Mill que la croyance à la matière est non une perception, mais une induction, et nous ajoutons avec lui que ce n’est pas une induction immédiate, un acte de foi spontané et instinctif, c’est-à-dire sans motifs comme sans doutes. C’est une induction semblable à toutes les autres, fondée sur l’observation et la comparaison des faits, confirmée par l’expérience, fortifiée par l’habitude. Jusque-là nous sommes d’accord avec le savant critique ; nous cessons de nous entendre avec lui quand il s’agit d’expliquer en quoi consiste cette induction, car la manière dont il l’explique conduit à nier la réalité des choses externes, et, selon nous, cette réalité est au contraire la conclusion très légitime de notre induction.

La théorie de M. Stuart Mill est l’effort le plus ingénieux qui ait été fait pour expliquer la croyance à l’existence du monde