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matériel sans admettre rien autre chose que les états de notre esprit. Comme Berkeley, comme Hume, M. Mill n’admet aucunement l’existence d’un objet extérieur, existant en soi et pour soi, indépendamment de la sensation que nous en avons : il n’admet donc pas la réalité de la matière. Les corps ne sont pour lui, comme pour tous les idéalistes, que l’ensemble de nos sensations : ce ne sont que des groupes de sensations. S’il en est ainsi, comment arrivons-nous cependant à distinguer les objets matériels de nos sensations propres, comment nous les représentons-nous comme persistant en dehors de nous, comme s’imposant à tous les hommes aussi bien qu’à nous-mêmes, se distinguant d’eux aussi bien que de nous. Un monument, par exemple, est perçu par les autres hommes aussi bien que par moi. C’est donc, à ce qu’il semble, un seul et même objet, indépendant de la sensibilité de chacun. Pour tous les hommes, une maison est une maison, un arbre est un arbre. De plus comment les objets sont-ils considérés par nous comme continuant d’exister lorsque nous ne sommes plus là pour les percevoir ? Une ville ne disparaît pas du monde par cela seul que je la quitte. Dans l’hypothèse idéaliste, cesser d’être perçu, ce serait cesser d’être. Enfin comment de tels objets nous apparaissent-ils comme extérieurs, comme projetés au dehors par notre perception ?

M. Stuart Mill croit que toutes ces difficultés s’expliquent par les lois de l’association des idées. C’est une des lois les plus remarquables et peut-être la loi unique de ce phénomène, que toutes les sensations qui ont paru ensemble ou successivement tendent à se reproduire ensemble à notre esprit ; plus la répétition de ces connexions sera fréquente, plus la liaison deviendra forte et indissoluble, de telle sorte que, l’une de ces sensations étant donnée, nous attendons d’une manière irrésistible toutes les autres. Or un corps est un groupe de sensations toujours liées ensemble dans un ordre fixe. Dans un arbre, nous voyons toujours des racines, un tronc, des branches, des feuilles ; toutes ces sensations étant une fois liées ensemble par l’habitude, nous ne pouvons nous représenter l’une de ces circonstances sans nous représenter en même temps toutes les autres. Nous croyons donc invinciblement que, si nous nous mettons en présence d’une de ces circonstances, toutes les autres se reproduiront également à notre esprit. Ainsi nous savons que, si nous allons dans telle ville, tous les monumens que nous y avons vus (sauf telle circonstance imprévue) se représenteront à nous. Or ces groupes fixes de sensations sont indépendans, dans leur ensemble, de toute sensation particulière. Que j’aie chaud ou froid, que je sois jeune ou vieux, triste ou gai, Notre-Dame m’apparaîtra toujours de la même manière. J’arrive donc à distinguer d’un côté mes états fugitifs de sensation qui passent sans se lier ensemble d’une manière