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nécessaire, de l’autre ces groupes permanens que je peux toujours faire apparaître à ma conscience en me plaçant dans les circonstances qui les provoquent. Ainsi se produit en moi l’idée d’un objet distinct de moi-même, et, comme les autres hommes en font autant de leur côté, nous nous habituons tous en même temps à extérioriser ce qu’il y a de fixe et de commun dans toutes nos sensations, et à séparer de notre conscience comme des choses réelles de pures possibilités. M. Mill explique encore très ingénieusement comment, dans ces groupes de sensations, les unes étant plus fixes que les autres et demeurant quand les autres passent, les premières doivent naturellement paraître comme le substratum des secondes : de là le concept de substance ; comment en outre l’apparition de tel ou tel de ces groupes, par exemple du soleil, amenant toujours la production de tel ou tel phénomène, nous semble douée d’un pouvoir ou d’une force capable d’action : de là la notion de cause. Tout s’explique ainsi sans aucune intuition directe d’une matière qui n’existe pas ; sans dire tout à fait avec Berkeley que ce sont les philosophes qui ont inventé la matière, M. Mill pense que la croyance vulgaire ne contient rien de plus que ce que nous venons de dire. Il fait du reste remarquer avec raison que l’argument pratique par lequel on réfute de temps immémorial ce genre d’explication n’a aucune valeur. Diogène prouvant le mouvement en marchant, Sganarelle argumentant contre Marphurius avec un bâton, font l’un et l’autre un cercle vicieux.

Nous accordons volontiers que ce n’est point par cette sorte d’argument que la théorie peut être entamée ; mais elle est exposée à bien d’autres objections. On pourrait faire observer d’abord qu’il y a tel groupe de sensations liées ensemble d’une manière aussi rigoureuse que le sont nos sensations externes, et dont nous attendons avec autant de certitude le retour dans tel cas donné sans cependant pour cela les objectiver et en faire une chose extérieure à nous. Nos passions, par exemple, ont des lois de développement à peu près aussi étroites que celles qui s’imposent à nos perceptions : la chaîne des phénomènes, crainte, désir, espoir, se présente suivant des relations à peu près aussi infaillibles ; l’amant sait d’avance toutes les émotions qu’il éprouvera auprès de sa maîtresse, le joueur devant la table de jeu. Ni l’un ni l’autre ne fait cependant de sa passion un objet externe, et, si l’on objecte que les phénomènes de la passion varient sans cesse, on peut répondre qu’il en est de même de ceux de la perception ; on a dit avec raison que nous ne voyons jamais deux fois le même objet. On pourrait demander encore comment il se fait qu’il se forme ainsi des groupes de sensations se reproduisant toujours et pour tous les hommes d’une manière sensiblement identique ; n’y a-t-il pas quelque raison qui