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de raison et de volonté ; nous devrions les imaginer comme animés par des esprits : ils auraient de petites âmes, et nous tomberions dans une sorte de mysticisme à la Paracelse. Une application bien entendue de la méthode expérimentale exclut ces conséquences exagérées. Lors même qu’on ramènerait les corps à des phénomènes plus ou moins semblables à des états de conscience, on ne serait pas obligé par là de leur prêter le moins du monde l’intelligence et la volonté. L’intelligence en effet se manifeste par des signes certains auxquels nous ne nous trompons pas, et en particulier par ce signe décisif d’entrer en communication avec notre propre intelligence soit par le langage, soit par des signes analogues. Pour ce qui est de l’effort volontaire, nous reconnaissons qu’il est tel parce qu’il se modifie, se varie, se prolonge, se suspend suivant le nôtre propre. Lorsque nous voyons dans la lutte l’œil d’un homme suivre le nôtre, ses mouvemens changer suivant le besoin, son corps se plier, se relever, se retirer, se diriger à droite ou à gauche pour parer nos attaques, pour les devancer, pour les surprendre, à tous ces signes nous reconnaissons la volonté. Rien de semblable dans les corps bruts : ils ne nous opposent qu’un arrêt de mouvement sans savoir varier leur opposition à notre action. Si un corps nous fait obstacle, nous passons à côté ; il ne se dérange pas pour s’opposer de nouveau à nous. Si nous le renversons, il ne se relèvera pas pour prendre sa revanche. Nous avons besoin avec lui non de ruse, mais de force. Le corps n’a donc pas d’intelligence ni de volonté. Il nous ressemble en ce qu’il nous oppose une certaine action ; il diffère de nous en ce que cette action n’est pas gouvernée par la réflexion et le calcul ; de même il est évident que les corps ne manifestent aucun des phénomènes par lesquels se trahissent les principaux faits de la sensibilité affective, le plaisir et la douleur, la passion, l’amour ou la haine. — Soit, dira-t-on ; mais au moins ce que vous appelez effort est-il autre chose qu’un état de conscience ? Si de l’effort musculaire vous retranchez la sensation qui l’accompagne, que reste-t-il ? Constituer les corps par le phénomène de l’effort, c’est toujours, quoi qu’on veuille, idéaliser, spiritualiser les corps, leur prêter un moi, une conscience, ce qui n’est guère moins contraire au sens commun que de les supprimer.

Il est certain que l’effort nous est donné dans un état de conscience que nous ne pouvons guère en séparer ; cependant il n’est peut-être pas impossible de les démêler l’un de l’autre par l’abstraction. Nous voyons en effet que la grandeur de l’effort n’est pas proportionnée à la conscience que nous en avons, et au contraire il arrive souvent que ces deux faits sont en raison inverse l’un de l’autre. Reprenons notre exemple des lutteurs. Au commencement,