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I

Lady Mary Pierrepont, fille cadette d’Evelyn, lord Dorchester, eut en naissant tous les dons de la fortune, l’esprit, la beauté, tous les moyens de jouer un rôle de reine. Elle naquit à Londres, en 1689, d’une famille qui tenait depuis longtemps un rang élevé dans le Nottinghamshire. La révolution qui assurait le trône à la dynastie de Hanovre fit la fortune de son père. Ce seigneur, homme de plaisir et de mœurs dissipées, était l’un des chefs du parti whig, et occupa plusieurs charges considérables pendant les règnes d’Anne et de George Ier. Le roi, qui voulait s’attacher un adversaire déclaré de l’ancienne monarchie, le nomma d’abord marquis, puis duc de Kingston. Sa maison était le rendez-vous des beaux esprits du temps, et les littérateurs Addison et Steele comptaient parmi ses amis intimes. Avec des idées libérales et des dehors aimables, il se montrait fort despote dans son intérieur, et représentait à merveille le type du père de famille féodal, haut-justicier et grand-baron, qui regarde ses enfans comme ses sujets. Lady Mary, selon l’ancienne coutume, ne paraissait jamais devant le duc sans s’agenouiller devant lui et lui demander de la bénir ; mais le cœur n’entrait pour rien dans cet hommage. Lorsque plus tard elle apprit la mort du duc, elle ne craignit pas de dire qu’elle ne feindrait jamais des regrets hypocrites. « Je ne vois pas, ajoute-t-elle, pourquoi la mesure de la tendresse filiale excéderait celle de la tendresse paternelle. » Ce trait peint l’espèce de franchise plus que rude qui la caractérise, et lui attira par la suite tant d’ennemis. Elle avait perdu sa mère presque en naissant, et fut confiée par son père à son aïeule. Celle-ci, dame et suzeraine sur son domaine de West-Dean, lui communiqua de bonne heure l’habitude de la domination et le goût du sarcasme. Heureusement elle lui donna aussi l’exemple des grandes manières et le goût des belles choses. Lady Mary apprit à lire sur les pages coloriées d’un vieux fabliau. L’antique salle consacrée aux archives ouvrait sur une pelouse parsemée d’arbres. La leçon finie, sa grand’mère, majestueuse comme la reine Elisabeth, lui permettait d’aller jouer avec le chien, ou de faire la chasse aux papillons ; puis venaient des courses équestres où la petite fille, svelte dans sa jupe longue, chevauchait à travers les vieilles futaies, et, rasant le sol moussu, faisait voltiger l’or de ses boucles tantôt à l’ombre chaude, tantôt dans l’éclatante lumière. A mener cette vie, elle devint pétulante comme un jeune faon, fraîche comme les premières roses. Cela dura quelques années : un matin, le soleil, pénétrant à travers les vitraux blasonnés de la chapelle, éclaira des