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d’activité et d’aisance. Les rues sont régulières, bien peuplées ; une foule de gens soigneusement vêtus se croisent d’un air affairé. Les magasins bien tenus regorgent de marchandises, la physionomie des gens du peuple est ouverte et joviale. Quel contraste avec les capitales soumises à un petit monarque absolu ! On y sent une sorte de faste misérable, le regard blessé s’y promène sur un mélange de choses fripées et voyantes ; le pavé, encombré de nobliaux prétentieusement, mais malproprement accoutrés, est mauvais et inégal. Une moitié de la population se pavane dans des atours de théâtre, et l’autre demande l’aumône. » Loin de voyager, comme la plupart de ses pareilles, en désœuvrée, elle s’attache à utiliser son voyage, à définir le caractère des pays qu’elle traverse. La voici à Vienne s’amusant à esquisser des traits de mœurs. « Je sors de chez la comtesse X…, où je viens d’avoir une aventure assez plaisante. Je quittais le salon ; le jeune comte, tout en me reconduisant, me demanda combien de temps je resterais à Vienne. — Le temps qu’il plaira à l’empereur, répondis-je. — Il ne parut guère satisfait de cette réponse et poursuivit : — Fort bien, madame ; mais, quelle que soit la durée de votre séjour à Vienne, vous devriez, ce me semble, l’égayer par une petite affaire de cœur. — Je répliquai gravement que mon cœur ne s’engageait point à la légère, et que je ne me souciais nullement de m’en défaire. Le comte poussa un soupir. — Je m’aperçois avec douleur, fit-il, que mon amour ne saurait vous toucher. Peut-être daignerez-vous accueillir plus favorablement les vœux d’un autre. Si je ne puis prétendre à mieux, daignez au moins m’accepter pour confident, et me dire le nom de celui que vous voulez bien distinguer. Repoussé par vous, je m’estimerais encore heureux de vous prouver mon respect en vous amenant le fortuné mortel qui a su vous plaire. »

Elle raille les mœurs viennoises, mais elle profite de l’occasion pour nous instruire de ses succès personnels. De plus elle se complaît trop visiblement au récit des honneurs qu’elle cueille. On l’aime mieux lorsque, parvenant un moment à les oublier, elle laisse de côté le rôle de jolie femme pour se réduire à celui de narrateur ; c’est par là qu’elle a survécu. Le don de la raillerie, celui d’exprimer des idées générales, sont des privilèges d’éducation ou de naissance, et maint auteur aujourd’hui tout à fait négligé présente les mêmes traits de sécheresse railleuse et d’âpreté hautaine. Ce qui sauve lady Mary de l’oubli, c’est qu’elle n’est pas simplement spirituelle ou sensée. Elle devance son temps autant par la manière dont elle comprend les arts que par la façon dont elle sent la nature. Quelques-unes de ses descriptions sont charmantes, et les réflexions dont elle les accompagne méritent l’attention de tous les artistes. Elle venait de visiter les bains de Sophia, ville turque et l’une des