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cœur est en jeu. On passe d’un théâtre à l’autre sans s’apercevoir qu’on a changé de place : c’est le même langage, le même procédé, le même art qui consiste à supprimer l’art. Et que de choses inutiles ! combien de redites et de commérages ! Frédéric va de Paris à Nogent-sur-Seine et de Nogent-sur-Seine à Paris. Il a vu là-bas MM. tel et tel ; il retrouve ici les compagnons de son désœuvrement, les parasites de la maison Arnoux, les rapins de l’atelier, les socialistes de la tabagie ; aucun de ces incidens n’est omis par le greffier. Les personnages qui vont et viennent dans cette histoire, disant des riens comme les badauds d’Henri Monnier, sont innombrables. En vérité, on s’y perd. Qu’est-ce que Regimbard, le citoyen ? qu’est-ce que Sénécal, le démocrate ? qu’est-ce que Dussardier, le commis de nouveautés ? qu’est-ce que Hussonnet, l’écrivain de la petite presse ? qu’est-ce que Martinon, le futur magistrat ? qu’est-ce que Pellerin, le peintre réaliste ? Je ne nie point qu’il y ait çà et là des traits observés finement et exprimés d’une main sûre ; mais que font ces gens-là dans le récit ? que nous veulent-ils ? que représentent-ils ? Pourquoi l’auteur, qui a tant de peine à débrouiller son plan, va-t-il s’embarrasser de tant de marionnettes ? C’est qu’il n’a que peu de chose à dire, c’est qu’il faut dissimuler le néant de l’action, c’est que, renonçant à faire une étude psychologique et morale, sa seule ressource est de donner au moins une image telle quelle de la société parisienne sous le règne de Louis-Philippe. Par malheur, ce mouvement confus ne dissimule rien. Bals, soupers, cabarets, réunions intimes, réunions de plaisir, conversations tumultueuses, partages, caquetages, tout cela ne rachète point le manque d’intérêt. Les salles sont pleines, le roman est vide.

C’est seulement vers la seconde moitié du second volume que l’action paraît se ranimer un peu. Mme Arnoux, si longtemps partagée entre la mésestime que lui inspire son mari et la crainte de céder à une faiblesse, Mme Arnoux si pure, si austère dans sa grâce, si jalouse de son propre respect, s’accoutume peu à peu à voir chez Frédéric autre chose qu’un confident. Elle devine sa passion, elle en est troublée en dépit d’elle-même, et un jour elle se laisse arracher à mi-voix une promesse de rendez-vous aux environs de la Madeleine. Frédéric l’attend ; viendra-t-elle ? Non. A ce moment-là même, son enfant a éprouvé les atteintes du croup, et la pauvre mère éperdue, affolée dans cette lutte contre la mort, n’est soutenue que par des médecins indifférens ou stupides. C’est la nature qui lui vient en aide ; une crise éclate, le malade est sauvé. « Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une façon nette et inexorable. C’était un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute on