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mais on ne saurait rien conclure de là pour des sociétés comme les nôtres, où les ressorts sont bien plus compliqués. L’Espagne, les républiques espagnoles de l’Amérique, l’Italie même, peuvent supporter plus d’anarchie que la France, parce que ce sont des pays où la vie matérielle est plus facile, où il y a moins de sources de richesse, où les intérêts et le crédit ont pris moins de développement. La terreur, à la fin du dernier siècle, fut la suspension de la vie. Ce serait de nos jours bien pis encore. De même qu’un être d’une structure simple résiste à des milieux très différens, et que les animaux fins, tels que l’homme, ont des limites de vie très restreintes, si bien que de légers changemens dans leurs habitudes amènent pour eux la mort, de même nos civilisations montées comme de savans appareils ne supportent pas de crises. Elles ont, si j’ose le dire, le tempérament délicat; un degré de plus ou de moins les tue. Huit jours d’anarchie amèneraient des pertes incalculables; au bout d’un mois peut-être, les chemins de fer s’arrêteraient. Nous avons créé des mécanismes d’une précision infinie, des outillages qui marchent par la confiance et qui tous supposent une profonde tranquillité publique, un gouvernement à la fois fortement établi et sérieusement contrôlé. Je sais qu’aux États-Unis les choses ne se passent point de la sorte; on y supporte des désordres qui chez nous feraient pousser des cris d’alarme. Cela vient de ce que l’assise constitutionnelle des États-Unis n’est jamais réellement compromise. Ces pays américains, peu gouvernés, ressemblent aux pays européens où la dynastie est hors de question. Ils ont le respect de la loi et de la constitution, qui représentent chez eux ce qu’est en Europe le dogme de la légitimité. Comparer les pays à tendances socialistes, comme le nôtre, où tant de personnes attendent d’une révolution l’amélioration de leur sort, à de pareils états, complète- ment exempts de socialisme, où l’homme, tout occupé de ses affaires privées, demande au gouvernement très peu [de garanties, est la plus profonde erreur qu’on puisse commettre en fait d’histoire philosophique.

Le besoin d’ordre qu’éprouvent nos vieilles sociétés européennes, coïncidant avec le perfectionnement des armes, donnera en somme aux gouvernemens autant de force que leur en enlève chaque jour le progrès des idées révolutionnaires. Comme la religion, l’ordre aura ses fanatiques. Les sociétés modernes offrent cette particularité, qu’elles sont d’une grande douceur quand leur principe n’est pas en danger, mais qu’elles deviennent impitoyables si on leur inspire des doutes sur les conditions de leur durée. La société qui a eu peur est comme l’homme qui a eu peur : elle n’a plus toute sa valeur morale. Les moyens qu’employa la société catholique au XIIIe et au XVIe siè-