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sont pas encore. Il va plus loin dans le scepticisme du découragement, et s’efforce de nier les bienfaits de l’intelligence ; il applique tout son esprit à prouver le néant de l’esprit. De là des comparaisons entre la force intellectuelle et la force physique, à laquelle il donne la victoire. Dégoûté du talent, dont les résultats ont trahi ses plus nobles aspirations, il envie la supériorité d’un athlète, d’un joueur de paume, d’un boxeur. Il y a peu d’essais plus originaux que celui où il fait l’oraison funèbre du grand joueur de balle Cavanagh, et cet autre dont une lutte de boxeurs est le sujet. Rousseau vante l’état sauvage par haine des raffinemens de la société ; Hazlitt met les corps robustes au-dessus des grandes intelligences par ennui et fatigue des vains efforts de l’intelligence[1]. Dans cette veine pathétique et profonde de l’écrivain, nous choisissons la page suivante, comme échantillon de son style à la fois ému et brillant. On y retrouvera l’écho lointain de sa double plainte dans les consolations même qu’il demande au passé.


« Je fus toujours porté à mettre bien haut le pouvoir de l’amour. Je pensais que cette douce puissance devait associer les formes les plus aimables aux cœurs les plus aimans, que nul n’avait part à ses triomphes, s’il n’avait sa beauté divine imprimée au front et son empire établi au cœur. Aussi le contemplais-je à distance, me jugeant indigne de grossir un si brillant cortège, et je n’avais garde, même un instant, de ternir une si belle vision en prétendant m’y faire admettre. C’était ma pensée alors ; mais Dieu sait que c’était une des erreurs de ma jeunesse. Quand je le considérai de plus près, je vis le boiteux, l’aveugle, l’estropié, entrer dans l’enceinte ; j’y vis également le bossu, le nain, le laid, le vieux, l’infirme, l’homme de plaisir, l’homme mondain, le petit impertinent, le vantard ridicule, l’imbécile et le pédant, l’ignorant et le brutal, les êtres les plus étrangers à ce qu’il y a de plus beau sur la terre, à ce qui fait l’orgueil de la vie humaine. Voyant tous ceux-ci entrer dans la cour d’Amour, je pensai que je pourrais m’y risquer moi-même à la faveur de la foule ; mais, comme je fus rejeté, j’imaginai, peut-être à tort, que j’étais au-dessus plutôt qu’au-dessous du niveau commun… Je m’enorgueillis de ma disgrâce, et je conclus que mon patrimoine était ailleurs. Le seul titre dont je me sois jamais prévalu est l’Essai sur les principes des actions humaines, ouvrage que pas une femme n’a lu, que pas une sans doute ne comprendrait… Pourquoi me plaindre ? comment espérer de recueillir de beaux fruits parmi des ronces et des chardons ? La pensée en moi a étouffé le plaisir ; ce front soucieux, penché sur la vérité, est devenu un roc sur lequel toute affection s’est bri-

  1. Voyez les essais intitulés des Advantages of intellectual superiority, Indian Jugglers, On the pleasure of hating, On living to one’s self, On great and little things, dans les recueils du Table Talk et du Plain Speaker.