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tive, sans aucun lien avec les universités, inconnu, solitaire, publiant des livres dont personne ne s’occupait, élevait dans l’ombre une doctrine qui était assurée d’avoir son heure, — l’heure de l’extrême lassitude et du découragement universel. De déduction en déduction, avec une subtilité incroyable et une effrayante vigueur, il arrivait des théorèmes de Kant à cette conclusion, que le monde était le résultat d’une erreur, le produit d’une volonté sans intelligence, et que le seul devoir des créatures issues de cette faute était de la réparer en se reniant, en s’abandonnant elles-mêmes. Rentrer au sein du grand tout, voilà le seul moyen de rectifier la grande erreur cosmogonique dont l’infini s’est rendu coupable. Ces absurdités peuvent faire une certaine figure sous l’appareil de la dialectique; Schopenhauer, très initié à toutes les littératures, empruntait des preuves aux autorités les plus diverses et se déclarait absolument d’accord avec les dogmes chrétiens. Il est vrai qu’il n’était pas moins d’accord avec le bouddhisme. En somme, l’anéantissement de la volonté, l’oubli et le mépris de sa propre nature, ce qu’enseignent les mystiques hindous, ce que les ascètes du moyen âge ont poursuivi dans leurs extases, tel était le dernier mot de cette philosophie. On l’a nommés, de son vrai nom, le pessimisme. Le pessimisme de Schopenhauer a eu quelques disciples; il a eu surtout des adhérens parmi les romanciers et les poètes, qui ont renouvelé à l’aide de ses formules les vieilleries de l’école du désespoir. M. Spielhagen est un de ceux-là.

Faut-il en donner une preuve? Au milieu des dissipations brillantes où s’énerve la volonté d’Oswald, il reçoit un jour une douloureuse nouvelle : le maître illustre qui a été jusqu’ici son protecteur, le grand philosophe Eberhard Berger, est subitement devenu fou. Il était allé à quatre heures, comme de coutume, faire sa leçon de logique; il avait commencé avec sa netteté habituelle, toujours plein de sens, plein d’idées; puis sa parole était devenue embrouillée, incohérente, à ce point que les étudians avaient déposé la plume l’un après l’autre, le regardant avec surprise et inquiétude. « Savez-vous, messieurs, — s’était-il écrié, — savez-vous ce que vit le disciple de Saïs après avoir soulevé le voile qui cachait le grand secret, le secret des énigmes du monde? Tenez, je divise ma tête en deux parties, une moitié dans la main gauche, l’autre dans la main droite; eh bien! que voyez-vous dans la tête de l’illustre professeur au pied duquel vous êtes assis et dont vous écoutez les savantes paroles pour les transcrire sur vos fastidieux cahiers avec ces plumes dont l’exécrable grincement m’agace? Oui, que voyez-vous? Précisément ce que vit le disciple de Saïs lorsqu’il eut soulevé le voile de la vérité; rien ! absolument rien ! le rien en soi, le rien pour soi, le rien ob-