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De pareils expédiens étaient la justification de la révolte ; on jetait à flots l’huile sur le feu. Une chose surtout étonnait le gouverneur-général : il voyait l’insurrection grandir et se pourvoir de tout ce dont elle avait besoin. Où trouvait-on de l’argent pour acheter des armes aux États-Unis, pour y solder les enrôlemens et les convois? Dulce imagina que l’insurrection devait être alimentée sournoisement par cette partie riche de la population créole qui, dévouée au fond du cœur à la cause de l’indépendance, avait jusqu’alors observé une prudente réserve. Soit à l’instigation des volontaires, soit par un mouvement personnel, le gouverneur résolut de sauver la situation par un coup d’état. On dressa une liste d’environ deux cent cinquante noms comprenant l’élite du pays, propriétaires, banquiers, capitalistes, hommes d’industrie, d’étude ou de loisir, tous riches et en possession d’une influence légitime sur leurs concitoyens. Le 21 mars, ces honorables proscrits, sans aucun avis préalable, sans jugement ni sentence, furent embarqués pour Fernando-Po, lieu de déportation malsain et redouté[1]. On devine l’effet d’un pareil procédé : ce fut parmi les proscrits et dans les familles une explosion de colère et de haine. Le parti modéré venait d’être détruit; il ne restait plus parmi les créoles que des ennemis déclarés de l’Espagne.


III.

Dans cette lutte du gouvernement espagnol contre les Cubains, la balance devait pencher en faveur du parti qui aurait su prendre l’initiative d’une mesure périlleuse, mais inévitable, l’affranchissement des esclaves. Les Cubains s’assurèrent cette supériorité. Dans les derniers jours de février 1869, lorsque le soulèvement ne comportait encore que des bandes sans cohésion et à peine armées, une sorte de convention patriotique se rassembla dans la région montagneuse du centre, à Camaguey, et là, sous l’inspiration de Manuel Cespedès, fut rédigée une proclamation qui abolissait immédiatement et entièrement l’esclavage. On y constate dans le préambule une étroite et fatale connexion entre la souveraineté de l’Espagne et l’existence de l’esclavage dans l’île, et on déclare que les deux régimes doivent disparaître en même temps. On donne un gage aux noirs affranchis en faisant entrer dans les rangs de l’armée libératrice, sur le pied d’une parfaite égalité avec les blancs, ceux dont

  1. Vingt-sept d’entre eux parvinrent à recouvrer leur liberté à force d’argent et à travers les périls. Quelques mois plus tard, on jugea convenable de transférer les prisonniers de Fernando-Po dans un autre lieu de détention : dix-sept de ces proscrits étant morts dans la traversée, on ne voulait recevoir nulle part le vaisseau devenu suspect, et les malheureux furent ballotés d’un port à l’autre jusqu’à Mahon, où ils sont détenus.