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prodige. Est-ce l’Espagne qui prendra à sa charge de tels sacrifices, elle qui a tant d’abîmes à combler sur son propre territoire, elle dont le 3 pour 100 est coté à 25 sur les places de l’Europe, et qui ne trouverait peut-être point à emprunter à ce prix ?

Cuba ne sera relevée que par un de ces miracles que la liberté seule peut produire. Il lui faut une administration à bon marché et l’héroïsme du travail sur un champ débarrassé de toute entrave. Le projet de M. de Embil, en devenant l’idéal des Cubains éclairés, a pris une forme plus précise. Aujourd’hui le système financier qui a pour base un régime douanier très compliqué occupe beaucoup d’employés, et celui en vigueur à Cuba est d’autant plus onéreux que la perception des impôts est ordinairement affermée à des Espagnols. Dans l’hypothèse d’une franchise commerciale complète et du remplacement des impôts par une taxe unique perçue par la banque cubaine sur les planteurs en comptes courans avec elle, les frais de l’administration financière seraient considérablement réduits : première économie. Supposons maintenant la petite république ayant les moyens de se montrer bienveillante jusqu’à la générosité pour ses affranchis, — reconnaissant la liberté des cultes, la plus large liberté civile, la liberté de presse et de réunion, devenant hospitalière à tout le monde, ne demandant qu’à vivre en paix avec ses voisins : ne pourrait-elle pas se borner pour toute armée à une milice citoyenne et réaliser une seconde série d’économies sur son budget militaire? D’un autre côté, une simple taxe de 2 piastres par caisse de sucre payée par le planteur[1] et quelques autres cotisations analogues, les rentes provenant des domaines affermés, le bénéfice de la loterie, qu’il faudrait conserver pendant quelque temps encore, produiraient des ressources suffisantes pour le nouvel ordre de choses. Malgré le soulagement d’un budget réduit de moitié, il y aurait sans doute pour les citoyens de dures épreuves à traverser. On ne peut prévoir à quel degré tomberait la production pendant la première période où il s’agirait de réparer le matériel dévasté et d’accoutumer les travailleurs à la nouvelle discipline. Il faut faire une part à l’inconnu; il est permis de compter sur le bon exemple que donnent déjà plus de 200,000 mulâtres ou noirs affranchis pour abréger l’apprentissage du travail libre; puis sait-on ce que peuvent produire, comme prospérité commerciale, la suppression de toutes les entraves, le libre épanouissement de toutes les activités dans un pays d’une richesse incomparable, placé entre les deux Amériques comme pour servir de marché et de rendez-vous aux trafiquans du Nouveau-Monde?

Ceci n’est point le rêve d’un utopiste. La rupture des liens qui

  1. Soit environ 10 francs pour 200 kilogrammes.