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sible, les dispositions vraies de l’esprit public. Les traditions de l’ancien système colonial sont entrées profondément dans les mœurs espagnoles : elles ont créé dans une large partie de la population des instincts égoïstes, des habitudes d’exploitation tellement invétérées qu’on les honore comme le droit. L’île de Cuba a été longtemps, elle est peut-être encore l’Eldorado des militaires rêvant un avancement rapide, des employés au tour de main facile ; comment parler raison et justice à tout ce monde-là ? Sur le terrain commercial, la résistance a des causes plus sérieuses. L’agriculture et l’industrie de la métropole se sont constituées dès l’origine en vue des marchés coloniaux dont elles avaient le monopole ; elles ne se sont pas accoutumées aux luttes de la concurrence, elles n’ont pas pris assez de force pour se passer des droits protecteurs. Montrer en perspective un régime sous lequel les fermiers de la Castille ou les manufacturiers de la Catalogne perdraient le pouvoir d’imposer aux Cubains leurs produits, bons ou mauvais, c’est les provoquer à l’exaspération. Ceux qui ont un intérêt direct à la conservation de Cuba, et ils sont nombreux, invoquent avec fracas l’orgueil patriotique. Céder à des rebelles, abandonner le dernier fleuron de la glorieuse couronne, ce serait une honte, on descendrait au dernier rang des nations. La note chevaleresque a du retentissement en Espagne ; on n’ose pas y faire dissonance, et il en résulte une apparence d’unanimité. On a lieu de croire néanmoins que, parmi les hommes éclairés et désintéressés de la péninsule, il y en a peu qui croient à la possibilité de conserver Cuba et Porto-Rico. Ce n’est pas d’aujourd’hui que cette idée s’est fait jour ; elle existait, avec discrétion, il est vrai, bien avant l’insurrection cubaine, parmi les économistes et les partisans d’une politique avancée. Depuis la révolution de septembre, on a risqué de dire à la tribune et dans les journaux qu’il faut en finir avec une guerre inique et désastreuse, que l’heure est venue d’entrer en arrangement pour la cession des Antilles.

À cette déplorable situation, il n’y a que deux issues praticables : ou l’Espagne s’obstinera dans la lutte, ou bien elle se démettra volontairement de sa souveraineté, en acceptant les compensations honorables qui lui seront offertes. Examinons la première hypothèse. L’Espagne, quoique blessée, est encore vigoureuse ; un effort énergique, des sacrifices démesurés, ne nous étonneraient pas de sa part. Il se pourrait peut-être qu’elle réussît à écraser ses adversaires. À quoi aboutirait-on par là ? Immédiatement l’opinion publique indignée, se soulevant dans les deux Amériques, forcerait le gouvernement des États-Unis, malgré sa réserve, à prendre possession de Cuba ; la situation des Espagnols répandus dans tous les