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arbres immenses se détachent sur la verdure comme des colonnes de marbre. Un coude brusque du Mékong le ferme devant nous comme un lac, et dans le fond du tableau se dresse une haute montagne abrupte dont on entrevoit les formes irrégulières derrière un rideau de vapeurs azurées et comme agitées par un frisson. Ce qui jette sur les scènes de cette nature un charme pénétrant, c’est l’intensité de la lumière. De ces régions caractérisées surtout par je ne sais quelle grandeur monotone, le souvenir n’emporte que quelques paysages inondés de clartés, un coin de forêt, une cime de montagnes. Lorsqu’on est replongé plus tard dans les brumes des régions septentrionales, il suffit de fermer les yeux pour retrouver les éblouissemens et les perspectives lumineuses, tant le soleil des tropiques nous imprègne de ses rayons. Tout ce monde extérieur si peu varié, si calme, si plein de transparence et de grandeur, influait sur moi à mon insu. J’abusais de ces jouissances faciles qui émoussent les facultés; la sensation tuait en moi la réflexion, je me sentais sur la pente qui mène les âmes d’élite à l’état contemplatif, et qui conduit les autres jusqu’aux limites de l’idiotisme. Je ne sais pas bien vers laquelle de ces deux issues m’auraient poussé ces dispositions fatales, si elles s’étaient prolongées : aussi suis-je très reconnaissant aujourd’hui aux Laotiens de ma pirogue, qui n’ont jamais tardé beaucoup à me rappeler à la réalité. Ils avaient l’habitude d’entasser devant moi leurs inévitables sacs, barrière trop odorante entre mon regard et le paysage. Ces sacs contiennent un langouti de rechange, un petit panier de riz, une boîte renfermant les élémens essentiels de la chique; je ne parle pas du poisson pourri et autres ingrédiens qui, joints au fumet de l’indigène lui-même, ébranleraient le cœur le plus solide. Mon attention d’ailleurs était aussi attirée par les difficultés de la navigation. Celle-ci devint de nouveau périlleuse à une courte distance de Paclaï. Des roches aiguës se dressèrent dans l’eau comme des aiguilles; nous les contournâmes à l’aide d’un moyen déjà fréquemment employé par nous, le hâlage avec un câble de rotin. Nous pénétrâmes dans une gorge, et des montagnes en second plan, doucement éclairées, se superposèrent aux collines dont elles reproduisaient les formes tourmentées; nous pouvions les prendre pour leur ombre agrandie. Au ciel tout à coup les teintes changèrent, les nuances s’accentuèrent, l’eau prit une étrange couleur de feuilles flétries; le vent s’engouffra dans le défilé, les tonnerres se répondirent, et la grêle vint nous assaillir avec furie. Les grêlons, gros comme des balles de fusil, crépitaient sur nos toits de feuilles, l’équipage laotien s’abrita comme il put, et nos Annamites, pour lesquels ce phénomène était tout nouveau, s’imaginèrent qu’on leur faisait pleuvoir des cailloux sur la tête. Les éléphans sauvages effrayés marchèrent à l’aventure dans les fo-