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quelques notes indéfinissables auxquelles répondit sur un ton plus grave tout un chœur de femmes marchant très vite, et qui bientôt m’eut rejoint. Ma curiosité était vivement piquée; j’étais étonné comme un ancien barbare qui aurait rencontré dans les rues d’Éleusis une procession de matrones se dirigeant au pas gymnastique vers le temple de Cérès. Je résolus de m’initier aux mystères. Le solo recommença, et fut suivi de cris aigres et discordans. On eût dit une vingtaine de femmes en colère trépignant, hurlant à l’envi de toute la force de leurs poumons, sans s’inquiéter de la mesure, s’arrangeant seulement pour finir ensemble. En fait de musique vocale, ce fut là tout le concert; des jeunes filles en faisaient les frais. Elles escortaient une grande pyramide de fleurs, qui fut déposée sous un hangar dans le préau de la pagode par les-hommes qui la portaient. Un vieux bonze, le visage caché par un écran de plumes, prononça quelques prières, puis la foule s’écoula. Jeunes filles et jeunes gens, après ce religieux devoir accompli, se mêlèrent; je me retirai par discrétion, car il était facile de voir que la présence d’un étranger nuisait à l’expansion. Le prêtre bouddhiste allait être remplacé par le ministre éternel du seul culte universellement pratiqué dans le monde, et je regagnai notre chaumière, non sans tristesse: c’était la première année qui n’avait pas de printemps pour moi. Je rencontrai d’autres bandes; les unes se rendaient aux pagodes avec la même solennité, les autres paraissaient s’inquiéter assez peu du caractère sacré de la fête ; des jeunes gens pris de vin chantaient un boléro laotien ou soufflaient en titubant dans des roseaux assemblés; plus loin, deux violons à deux cordes, une guitare, une flûte et des cymbales maniées comme des castagnettes exécutaient un petit air très simple, très original et fort gai. Les dandies qui donnaient ce concert au clair de lune avaient là quelque amoureux rendez-vous. C’est ainsi qu’en France ceux-là mêmes qui ne vont pas à la messe de minuit se gardent bien de manquer le réveillon. Tous ces jeunes Laotiens, vêtus d’un léger manteau jeté sur les épaules, d’un ample langouti qui ressemblait à de larges chausses, avaient la démarche assurée et l’air crâne de nos grands seigneurs d’autrefois en quête de bonnes fortunes.

Une maison de jeu s’est construite auprès de notre case; des hommes et des femmes s’y abandonnent bruyamment à leur passion; une natte remplace le tapis vert, et les louis sont des tikaux. Les joueurs, qui se sont préparés par des libations d’eau-de-vie de riz aux émotions du tripot, ont l’œil ardent et la figure contractée; les femmes surtout sont hideuses, beaucoup qui ne sont plus jeunes sont atteintes de goitres énormes, et, ces monstrueuses tumeurs se confondant avec leurs seins pendans, on ne sait pas bien si elles ont trois mamelles ou trois goitres. L’usage de l’opium paraît plus