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d’une vieille paysannerie. Les maisons y ont un caractère de vétusté chancelante ; l’église, débris d’une ancienne abbaye peut-être, date de plusieurs siècles ; les rues sont étroites, tortueuses, mal entretenues ; dans le voisinage, on découvre les ruines d’un vieux manoir ou quelque grosse construction bourgeoise ayant hérité le nom de château et l’écusson d’une famille historique. Dans ces agglomérations rustiques, le présent n’est pas beau, l’avenir est sans intérêt ; le passé seul peut attirer l’attention du voyageur. Pour les villages américains au contraire, le passé n’existe pour ainsi dire pas, le présent se démène avec une ardeur bruyante, et presque malgré soi on se demande : Que sera ce village dans cinquante ou cent ans ? Peut-être un San-Francisco ou un Chicago. Ces villes, qui comptent aujourd’hui leurs habitans par centaines de mille et leurs richesses par millions, n’avaient pas, il y a trente ans, plus d’importance que ce petit village devant lequel nous passons en ce moment. Ce qu’il y a de caractéristique dans ces embryons de cités, c’est que tous, presque sans exception, semblent pressentir leur grandeur future, et s’efforcent de s’en montrer dignes dès l’origine. La plus humble bourgade, n’eût-elle que dix maisons, est distribuée d’après un plan quelquefois grandiose, toujours logique et régulier. On y trace d’avance de larges et nombreuses rues ; l’emplacement de l’église et de la mairie future est indiqué, et personne ne s’étonnerait, j’en suis persuadé, d’entendre parler d’une rue de l’Opéra ou du Chemin-de-Fer dans un endroit où il n’y a ni l’un ni l’autre.

L’esprit du villageois américain diffère aussi entièrement de l’esprit de notre paysan. L’ambition de celui-ci se borne, tant qu’il est jeune, à faire un mariage avantageux qui lui permettra d’arrondir son champ ; vieux, il ne demandera qu’à mourir tranquille dans la maison de ses pères et à ne pas être délaissé par ses enfans. L’écharpe tricolore du magistrat municipal sera le point culminant de ses rêves politiques, que ses voisins traiteront d’insensés. Le villageois des États-Unis, lorsqu’il est de la vraie et bonne souche américaine, croit pouvoir arriver à tout. La petite maison qu’il vient de bâtir ou d’acheter, il la revendra aussitôt qu’il y trouvera profit pour en construire une plus grande ou pour aller dans une autre ville où ses mérites seront mieux appréciés. « Un tel, que je vaux bien, dit-il, était pauvre il y a trois ans, aujourd’hui il est millionnaire ; tel autre, mon camarade d’école, et qui n’apprenait pas mieux que moi, est aujourd’hui directeur de banque, administrateur de chemin de fer, membre du congrès. Je serai comme l’un millionnaire, ou comme l’autre homme en évidence. » Sa jactance est de si bonne foi qu’elle en est contagieuse, et elle se marie après tout à tant d’énergie, d’audace et d’activité, qu’elle poussera