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troupes d’ouvriers travaillant à l’entretien de la voie. Ce sont des Chinois, emmaillottés de la tête aux pieds dans d’épais vêtemens ouatés, et sous lesquels la forme humaine disparaît presque entièrement ; ils rappellent involontairement à l’esprit l’image des nains et des gnomes, ces gardiens jaloux des montagnes dans les légendes du moyen âge.

Vers midi et demi, nous faisons halte à Cisco, où l’on nous sert pour 7 francs un assez bon repas. Une heure plus tard, nous atteignons, avec la station de Summit, à 169. kilomètres de Sacramento et à 7,042 pieds au-dessus du niveau de la mer, le sommet de la sierra. On ne s’y arrête que quelques minutes, le temps d’examiner les roues et les freins, car la pente de Summit à Truckee est très roide. La route en descendant présente le même caractère que sur le versant opposé. Truckee, qui doit son nom à un torrent que nous traversons en quatre ou cinq endroits, est une petite station très animée. On y a établi plusieurs scieries mécaniques, et j’y ai vu d’énormes provisions de bois ouvré. La ville compte 3,000 habitans, qui presque sans exception, à ce qu’il paraît, font d’excellentes affaires. La police et l’ordre en sont à peu près absens, ainsi que de la plupart des stations nouvelles du Pacifique. Les journaux rendent fréquemment compte de rixes et de crimes commis à Truckee ; d’un autre côté, il est si rare d’apprendre l’arrestation des coupables ou leur mise en jugement, qu’on en peut conclure que le droit du plus fort, mitigé par la loi de Lynch, y a plus d’autorité que la justice légale.

A la gare de Truckee, il y avait affluence de Chinois ; j’y aperçus aussi quelques Indiens. On ne saurait trop insister sur les grands services que les travailleurs chinois ont rendus à ce pays. En Californie, il n’y a qu’une voix sur leur compte, et volontiers les déclare-t-on les meilleurs ouvriers qu’il soit possible d’occuper sur les chantiers d’un chemin de fer. Non-seulement ils se montrent durs à la fatigue et capables de travailler autant qu’un Européen, mais ils sont consciencieux, ils paraissent prendre plaisir à leur besogne, et par-dessus tout ils sont d’une sobriété exemplaire. Tandis qu’il fallait exercer une surveillance de tous les instans et des plus sévères pour maintenir une apparence d’ordre dans les rangs des Américains, Irlandais et Allemands employés au chemin de fer, c’est à peine si l’on avait à s’occuper des Chinois. Leur tâche fixée, ils s’arrangeaient entre eux pour la bien faire, on les payait, et l’on n’entendait plus parler d’eux. On dit qu’ils s’étaient organisés en groupes particuliers, qu’ils reconnaissaient entre eux des chefs, des trésoriers, des commissaires des vivres, etc. C’était toute une administration intérieure dont le mécanisme échappait