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Toute cette belle fable, la plus belle peut-être, est employée à démontrer que ces philosophes se trompent en niant la mémoire, la volonté, jusqu’à l’instinct des bêtes. Pour lui, il leur donne tout cela, même l’intelligence et l’esprit :

Pour moi, si j’en étais le maître,
Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfans.

La Fontaine revient souvent sur cette idée, et plusieurs de ses fables sont non de simples récits, mais des histoires qu’il prétend véritables, qu’il raconte pour convaincre Descartes d’erreur absolue, et démontrer que les bêtes sentent et pensent. Il est donc tenu, dès qu’il veut prouver quelque chose, d’être sévère pour lui-même, et de n’admettre que des récits exacts ou tout au moins vraisemblables.

Il le devait d’autant plus que Descartes n’avait point par hasard et en passant nié l’intelligence des bêtes, que c’était là une conséquence de sa doctrine, qu’il a fort développée et qu’il trouvait importante. Ses disciples s’y attachaient comme à un article de foi. On ne pouvait se dire cartésien au XVIIe siècle sans être convaincu que les animaux sont des machines, qu’ils agissent comme tournent les aiguilles d’une montre, et qu’un chien crie quand on le frappe comme un tambour résonne sous les baguettes. On ne s’explique guère comment tant de gens d’esprit et un si grand philosophe ont pu soutenir une théorie que les faits démentent à tout instant. Ce n’est pas que Descartes n’ait trouvé des raisons spécieuses pour justifier son paradoxe. Il admet que les animaux sont supérieurs aux hommes en certains cas, qu’ils sont plus habiles pour certains ouvrages ; mais cette supériorité même coïncide avec une telle infériorité sur d’autres points, qu’il est impossible d’admettre que ce qu’ils font bien soit fait en vertu d’une intelligence, car cette intelligence devrait s’appliquer à toutes choses à peu près de la même façon. Les animaux devraient être supérieurs en tout ou médiocres en tout. L’absence complète d’équilibre dénote que chez eux la nature agit selon la disposition des organes. De même une horloge compte mieux le temps et marque les heures avec plus de précision que l’homme le plus habile. C’est une machine pourtant, car on n’en peut obtenir autre chose. Enfin tout homme, dit Descartes, quelque borné qu’il soit, peut arranger ensemble plusieurs paroles et en composer un discours. Il n’est pas d’animal, si parfait et si heureusement né qu’il puisse être, qui en fasse autant. Cette impossibilité ne tient pas aux organes, car les pies, les perroquets, les sansonnets, prononcent des mots ; mais aucun ne pense ce qu’il dit. Cela ne signifie pas que les bêtes ont moins de raison que les