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se précipite et se cramponne sur le dos d’un buffle, lui crève les yeux et le dévore promptement en détail. Ce récit est sans doute un peu exagéré, mais d’un fromage à un buffle tout entier il y a loin.

Il semble qu’il y ait plus loin encore de Buffon à La Fontaine. La science comme le style les sépare profondément. On les a pourtant réunis dans un ouvrage destiné à démontrer la supériorité du second sur le premier. C’est à Buffon que M. Damas-Hinard dénie les qualités du naturaliste, c’est à La Fontaine qu’il les restitue. Les descriptions de celui-ci lui paraissent plus vraies et plus vivantes. La vie est en effet ce qui manque le moins dans les fables, et ce qu’on regrette le plus dans les peintures un peu magnifiques de l’histoire naturelle ; mais donner la vie à ses créations est le don le plus précieux de l’écrivain : c’est autre chose encore d’être juste et vrai. La Fontaine met assurément en relief les animaux qu’il fait parler, tandis que Buffon peint pour l’esprit plus que pour les yeux. Ce n’est pas que celui-ci soit toujours un observateur parfaitement exact. Ses yeux étaient myopes et ses mains inhabiles ; ses aides disséquaient pour lui, et préparaient le squelette de ses ouvrages, pour qu’il le recouvrît d’une enveloppe brillante. S’il n’avait pas eu des auxiliaires comme Daubenton, Guéneau, Bexon, il eût manqué de précision scientifique. Quoiqu’il vécût à la campagne, il croit que les cornes des bœufs tombent tous les ans comme les bois du cerf ; quoiqu’il dirigeât le Jardin du Roi, il assure que le petit éléphant tette par la trompe. Ses descriptions, même les plus vraies et les mieux tournées, ne sont pas frappantes ; il n’entre pas dans son sujet tout droit et de plein saut. Comme il n’aime pas les bêtes pour elles-mêmes, il ne les juge que dans leurs rapports avec les hommes. C’est de leur utilité pour nous qu’il se préoccupe. Son style tant admiré, correct en effet et souvent grandiose, n’est propre qu’à donner des idées abstraites. Il s’applique à désigner les choses par leurs termes les plus généraux. C’était son principe fondamental, qui eût médiocrement convenu à La Fontaine, et pas plus que la science la fable ne s’en accommode. Le vrai mérite du style est de changer avec le sujet, de se développer ou de se condenser, de s’élever ou de s’abaisser quand il le faut ; suivant ce qu’on dit, on peut parler de telle ou telle façon, et il y a autant de manières d’écrire que de manières de penser. Buffon n’en connaît qu’une, et il décrit l’âne, le colibri ou le héron du même style que les catastrophes de l’univers.

Les peintures de la fable sont plus vives et plus familières. La netteté qu’on y remarque a fait illusion à M. Damas-Hinard sur le savoir de La Fontaine, et parce que ses animaux sont vivans, il a pu croire qu’ils étaient vrais. Tel personnage de roman invraisemblable vit mieux pour nous que les figures effacées et réelles pourtant de