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France est un pays où l’on discute tout, la Prusse est un pays où il y a certaines choses que l’on ne discute pas. « Quel usage font les Français du droit de réunion ? disait un Allemand. Au bout de vingt minutes, ils ont discuté Dieu, la propriété et l’empereur. » La révolution, en remuant le sol de la France jusque dans ses profondeurs, a mis à découvert, selon l’expression d’un publiciste, les racines du pouvoir. Le flambeau d’une inexorable critique, agité par des mains sanglantes, a promené sa lumière dans les recoins les plus obscurs de la constitution sociale ; il n’y a plus dans la politique française de mystères sacrés ni de dieu inconnu ; la France n’a plus de dogmes ni de préjugés, et la vie est difficile pour un peuple sans préjugés. En Prusse, rien de pareil. Gouvernée depuis quatre siècles et demi par une famille qui a traversé avec le pays des fortunes diverses et partagé avec lui ses bonheurs et ses malheurs, la Prusse est une nation profondément dynastique, et le paysan poméranien, comme le propriétaire de terres nobles, n’a garde de distinguer dans ses affections le roi de la patrie. Peut-il seulement se les représenter l’un sans l’autre ? Au surplus, ce paysan a reçu l’éducation de la caserne et des camps ; il a été soldat. Qu’est-ce qu’un soldat ? C’est un homme qui apprend à se tenir à sa place et à son rang, parce qu’il est encadré. Un caporal à droite, un caporal à gauche, maintiennent l’alignement. Nombre de Prussiens, après avoir quitté le service, restent toute leur vie encadrés et alignés. Regardez-les marcher, écoutez-les parler ; les deux caporaux sont toujours là. Réussira-t-on jamais à encadrer l’indiscipline française ? La France, comme on l’a remarqué, est une nation belliqueuse, elle n’est pas une nation militaire.

Toute étoffe a son revers et son endroit. Si la révolution a eu l’inconvénient d’inaugurer en France le régime de l’universelle discussion, d’autre part elle a tellement renouvelé la face de la société française et si bien détruit ce qui existait, que tout rêve de restauration du passé est devenu impossible. Examinez de près les cerveaux les plus réactionnaires de la France, vous y trouverez plus d’un vestige des idées de 89 ; les aristocrates les plus déclarés ont dans leur sang un peu de virus révolutionnaire ; il n’en est point qui n’aient fait leur deuil de la vieille monarchie et des concessions à l’esprit du siècle. Napoléon Ier a régné assez longtemps pour implanter à jamais le nouveau code civil et pour asseoir la société sur ses bases démocratiques. Après sa chute, trente glorieuses années de régime constitutionnel, pendant lesquelles l’éloquence a gouverneront fortement enraciné les habitudes parlementaires, et au lendemain d’une réaction dictatoriale provoquée par des crises violentes la France y revient comme par la force naturelle des choses.

Ainsi la France est le pays où l’on discute tout ; mais la France