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Au moment où l’intendant, esclave de la consigne, fait cette réponse mémorable, « il y a une défense ministérielle de faire des ambulances hors de Crimée, » sait-on quelle est la misère de nos soldats ? En février, il est entré dans les hôpitaux de Crimée et de Constantinople 7,834 typhiques ; il en est mort plus de la moitié, Dans les trois mois de janvier-mars 1856, le respect du règlement nous a valu 20,000 malades et 10,000 morts. Comme le dit Baudens, « le soldat seul avec les médecins a fait tous les frais du typhus. » Heureusement pour ce qui reste de l’armée le cri de Baudens est enfin entendu. Le 15 mars 1856, l’empereur dit au maréchal Vaillant : « Il est essentiel d’établir le plus vite possible les ambulances sous baraques que réclame M. Baudens ; donnez des ordres pressans en conséquence. » Aussitôt tout change, le ministre télégraphie au général qui commande à Constantinople : « Faites tout ce que demande M. Baudens. Réglez avec les médecins, et en dehors de toutes les prescriptions écrites, l’alimentation des malades. Vous avez pleins pouvoirs, j’approuverai tout ce que vous ferez. » Cette fois les médecins triomphent, le règlement est vaincu, l’armée est sauvée.

Quand on suit ces événemens à la distance où nous sommes, quand on voit Michel Lévy et Baudens prédire à coup sûr l’épidémie, prier et supplier pour qu’on ne livre pas à la maladie et à la mort nos pauvres soldats, on se sent pris d’indignation. Malgré soi, on accuse l’incapacité et l’incurie des intendans. Cependant ce reproche est injuste ; eux aussi, ils ont fait leur devoir sans ménager leur personne. Blanchot, l’intendant en chef de l’armée d’Orient, est mort d’épuisement après la campagne de Crimée ; Paris de La Bollardière, intendant en chef de l’armée d’Italie, n’a pas survécu longtemps aux fatigues sans nombre qui l’ont écrasé ; le vice n’est pas dans les hommes, il est dans le système. Il est dans ces règlemens insensés qui chargent un seul corps d’attributions innombrables ; il est dans ce régime de centralisation qui, en détruisant toute liberté, détruit toute responsabilité, et fait décider par les bureaux, à Paris, des questions qui ne peuvent être jugées que sur place et par des hommes spéciaux. « On ne veut pas d’ambulances hors de Crimée ; » qui a dit ce mot ? Aujourd’hui peut-être on n’en trouverait pas l’auteur, et cependant cette prescription, donnée à la légère, nous a coûté plus de sang qu’une bataille rangée.

Maintenant le mal est connu et la cause du mal est visible. Comme l’écrivait en 1854, longtemps avant l’invasion du typhus, l’inspecteur Michel Lévy, « l’expérience de l’armée d’Orient démontrera à tout jamais, et avec une invincible évidence, qu’en temps de guerre au moins les immenses questions de subsistances, de transports, de campement et d’habillement, de solde et de contrôle, de matériel