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descend en Italie, un grand nombre de médecins n’ont aucun moyen de transport. Le nouveau règlement a oublié de s’occuper de leur bagage ; il ne leur concède qu’un cheval de selle, qu’on ne leur a pas fourni. Au grand-quartier-général, on voit des médecins arriver en tenue perchés sur des caissons d’ambulance. Au 17 juin, après six semaines de campagne, le médecin en chef est obligé d’écrire à l’intendant-général que, malgré toutes leurs démarches pour obtenir des chevaux, et toutes les promesses qu’on leur a faites, plusieurs médecins de l’ambulance du grand quartier-général sont obligés de faire les étapes à pied ou sur des caissons, « Quelle assistance, dit-il, peut-on attendre, aux stations d’arrivée, d’un personnel harassé par la chaleur et la fatigue de la marche, ou arrêté en arrière, tantôt sur les voitures, tantôt sur des véhicules d’emprunt ?… Ne serait-il pas possible d’obvier à cet inconvénient par telle mesure qu’il ne m’appartient pas d’indiquer[1] ? »

Remarquez la timidité, je dirais presque l’humilité de ces dernières paroles. C’est qu’en effet le médecin n’est rien, non, pas même le médecin en chef. Qui croirait, par exemple, que le fils de Larrey, l’homme qui répond de la santé et de la vie de 160,000 hommes, en est réduit à écrire le 20 mai à l’intendant-général : « Je n’ai personne auprès de moi, pas même un planton ou un soldat d’ordonnance, et je suis obligé de suffire seul à l’expédition des dépêches que je fais passer « par un domestique civil[2]. » Il faut la permission de l’intendant-général pour que le médecin en chef de l’armée d’Italie puisse attacher à son service officiel un sergent infirmier !

Rien n’est triste comme cette correspondance de M. Larrey et de l’intendant-général. Les rôles naturels sont renversés ; ce n’est pas l’administration qui sur l’ordre du médecin fournit les secours dont nos soldats ont besoin, c’est le médecin qui supplie l’administration de vouloir bien constituer l’ambulance du grand-quartier-général, ou même d’établir, soit à Gênes, soit à Alexandrie, « un approvisionnement d’appareils ou bandages, de gouttières, de planchettes, de fanons de paille et de lamelles de carton, pour les éventualités les plus nombreuses des fractures[3]. » En d’autres termes, il faut l’intervention d’un intendant pour qu’un pharmacien ou un infirmier obéisse aux ordres d’un chirurgien. C’est une belle chose que la hiérarchie administrative ; mais la pousser à ce degré, c’est plus que du ridicule, c’est de la folie qui touche à la cruauté. Le malheur de tous les mécanismes, quand on les applique aux hommes, c’est qu’ils ne répondent jamais ni aux progrès de la science ni aux

  1. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 201.
  2. Ibid., p. 35.
  3. Ibid., p. 36.