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Elle démontre au plus ignorant et au plus aveugle qu’en France le service de santé militaire est organisé de la façon la plus fausse et la plus désastreuse. En dépit de notre énorme budget militaire, nous ne sommes pas en état de faire la guerre deux mois sans semer nos hommes dans les hôpitaux, tout le long du chemin. La France a des soldats héroïques, mais elle ne sait ni les soigner, ni les conserver. C’est la conclusion à laquelle arrive forcément quiconque lira sans prévention les révélations du docteur Chenu.


II

Passons maintenant de France aux États-Unis. Nous savons ce que fait une administration que rien ne gêne et ne contrôle ; voyons ce que produit la liberté chez un peuple qui surveille tout de ses propres yeux, qui s’occupe lui-même et directement du soin de son armée. La différence est si grande, elle est si triste pour notre amour-propre, qu’en vérité je craindrais que mon goût pour les institutions américaines ne me rendît le jouet d’une illusion, si je n’avais pour moi l’autorité des médecins français. En 1861, lorsque la guerre civile éclata en Amérique, les États-Unis n’avaient pour toute armée que quelques milliers d’hommes disséminés sur une immense frontière et n’ayant d’autre exercice que d’empêcher de loin en loin une incursion d’Indiens. Il n’y avait donc rien de prêt pour soutenir la lutte gigantesque où le pays se trouvait engagé par surprise. On n’avait que des cadres insignifians, une poignée d’officiers, une administration sans expérience, un service médical qui n’aurait pas suffi à une armée de 20,000 hommes. Du reste cet embryon d’administration était formé sur le modèle français, les médecins étaient dans la main du commissariat. Voilà avec quelles ressources on commençait une guerre qui, dans l’armée fédérale seulement, devait dévorer 280,000 hommes.

Après la prise du fort Sumter ; on fit un premier appel de volontaires ; les États-Unis n’ont pas de conscription. Le noyau des nouveaux régimens fut formé par les compagnies de milices, c’est-à-dire de gardes nationales, qui, en temps de paix, jouaient au soldat dans les grandes villes. C’étaient des artisans, des commis, des étudians, des jeunes gens habitués à une vie sédentaire, peu en état de résister aux rudes épreuves de la guerre. Les officiers, choisis par camaraderie, n’avaient en général aucune connaissance militaire ; ils ne se doutaient même pas que le premier soin et le premier devoir des chefs est de veiller à la santé et au bien-être des soldats. Il fallait l’enthousiasme du premier moment, cette insouciance du danger que donne l’ignorance, pour ne point sentir qu’on marchait au-devant