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nouvelle de notre arrivée dans son district, le mandarin de Muong-Line ne donnerait pas à ses soldats l’ordre de nous expulser. M. de Lagrée se hâta de lui faire parvenir un message lui demandant pour nous l’autorisation d’aller attendre chez lui que son supérieur, le roi de Sien-Tong, eût répondu à notre lettre. Nous étions en effet très exposés à mourir de faim dans notre case en bambous, située entre, le fleuve et la forêt. La chasse n’était guère plus facile que la pêche, car la pluie tombait à torrens. Enfin, après deux jours d’une attente anxieuse, un bruit étrange nous arrive de la forêt. Chacun de nous prête l’oreille et cherche à percer des yeux l’obscurité des bois. Le premier bœuf qui déboucha du sentier avec une double hotte installée sur sa bosse fut reçu avec des transports de joie ; il était pour nous ce que furent pour Noé la colombe et son rameau d’olivier. Le chef de Muong-Line nous envoyait seize bœufs porteurs ! Nous plaçons, sans plus tarder, nos bagages sur leur dos, et nous partons à pied par une pluie si forte que le niveau du fleuve s’était, en deux jours, élevé d’uns manière sensible. Dans l’étroit sentier de la forêt, notre caravane présentait un spectacle pittoresque. Les petits bœufs bossus se suivaient les uns les autres, obéissant à leurs propres caprices beaucoup plus qu’à la voix de leurs conducteurs. Des mandarins subalternes nous escortaient, un long fusil sur l’épaule, la tête coiffée du chapeau à larges bords fait en gaines de bananiers et terminé en pointe. Leur teint bronzé, leurs moustaches et leur air résolu rappelaient les brigands calabrais. Tout alla bien tant que le chemin, serpentant en plaine, nous conduisit le long du fleuve, sous les grands arbres ; mais, à notre arrivée au pied d’une colline escarpée qu’il fallait franchir, les difficultés commencèrent. La pluie avait effacé toute trace de sentier sur le flanc de la montagne, et le sol était si glissant que nous ne pouvions avancer qu’en nous accrochant aux racines déchaussées des arbres, aux lianes et aux branches pendantes. Quant aux bœufs, tombant à chaque pas, roulant les uns sur les autres, ils firent preuve d’une incroyable énergie ; quelques-uns, après des efforts multipliés, durent renoncer à l’entreprise, et des hommes se partagèrent leurs fardeaux. Le reste de la route répondit à ce début. Après avoir suivi le faîte des montagnes, marché plusieurs heures dans un torrent au milieu d’une splendide végétation de palmiers, de sicas et de fougères arborescentes, nous arrivâmes enfin sur les bords de la rivière de Muong-Line, que nous passâmes à gué, ayant de l’eau jusqu’aux épaules. Au milieu d’une grande plaine herbue entourée de montagnes s’élevaient quelques chaumières, dont une était préparée pour nous. Il était quatre heures de l’après-midi, nous cheminions péniblement depuis le matin sous un véritable déluge, et les bœufs