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terre du front jusqu’à ce qu’ils aient subi le sort du Chaperon rouge, mangé aussi par sa mère grand.

La forêt s’arrête au bord d’immenses rizières qui s’étendent jusqu’au Mékong. Des charrues au soc de cuivre luisant comme de l’or ouvrent facilement leur sillon dans la vase, où les buffles dont elles sont attelées enfoncent jusqu’au poitrail. C’est la plaine de Siam-Léap, petit village où notre interprète nous attend. Il a eu tout le temps de dire du bien de nous, et la population afflue à la pagode où nous logeons. Les femmes nous apportent des vivres et demandent, au lieu d’argent, des morceaux d’étoffe rouge ; la pièce épuisée, nos approvisionnemens deviennent de nouveau difficiles à faire. Le mandarin du lieu se décide, après avoir longtemps réfléchi, à venir faire une visite à M. de Lagrée, qui lui exprime le désir de partir sans attendre la réponse du roi de Muong-You. Le fonctionnaire timoré hésite, et finit par déclarer qu’il n’ose prendre une détermination aussi grave. Cependant il vient, le 14 juillet au soir, nous prévenir que le surlendemain il y aura grande fête au village à l’occasion de la pleine lune. La pagode que nous occupons sera remplie de monde du lever au coucher du soleil, il craint en conséquence que le tumulte ne nous gêne, et il nous propose de nous rendre jusqu’à un groupe de cases situées sur les bords du Mékong. — Ce serait, dit-il, autant de gagné sur l’étape suivante, et la réponse arrivant favorable de Muong-You, nous en serions aussitôt informés. — M. de Lagrée, un instant séduit, fut sur le point d’accepter cette proposition habilement présentée, mais qui aurait été désastreuse, car, dans le lieu désert ou le rusé mandarin prétendait nous confiner, nous n’aurions pas trouvé de quoi vivre. Les exigences de plus en plus élevées des porteurs et des propriétaires de bœufs nous retinrent à Siam-Léap. Ces derniers réclamaient un salaire triple de celui qui nous avait été demandé depuis notre entrée dans le Laos birman, et refusaient les 100 francs que nous leur offrions pour une demi-journée de marche. Le temps n’était plus où nous donnions ce qu’il nous plaisait à des corvéables trop heureux d’avoir affaire à des mandarins philanthropes ; nous subissons des conditions onéreuses, nous faisons de véritables contrats de louage dans lesquels il faut se tenir en garde contre la mauvaise foi des indigènes, toujours prêts à falsifier les poids ou à tromper sur leur valeur. Le lingot chinois, appelé té, et le lingot birman, appelé également , ne représentent pas la même quantité d’argent ; tous deux sont employés, en sorte que ces fripons vous offrent l’un quand ils sont débiteurs, et exigent l’autre quand ils sont vos créanciers. Cette exploitation impitoyable s’expliquait d’ailleurs dans une certaine mesure par la saison même où nous voyagions. J’ai déjà