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dit que la plupart des négocians suspendent leurs affaires lorsque les torrens débordent et que les routes sont défoncées. Nous voulions marcher quand même, il fallait y mettre le prix. M. de Lagrée se décida donc à attendre dans notre pagode de Siam-Léap la réponse de Muong-You, et nous fîmes appel à toute notre philosophie pour supporter la pleine lune et les fêtes dont elle était l’occasion.

Des enfans vêtus de jaune et quelques vieilles habituées du sanctuaire, à en juger par la familiarité avec laquelle elles traitaient leur dieu, déshabillèrent de son écharpe la petite statue de Bouddha, lui versèrent de l’eau sur la tête, l’épongèrent avec soin, et lui remirent enfin sa chemise rouge ; les cymbales, les gongs et les grosses caisses nous réveillèrent en sursaut, et la foule envahit le hangar dont nous n’occupions que le plus petit espace possible. On alluma des cierges, on brûla de vieux chiffons et de longues mèches. Les assistans faisaient toute sorte de gestes, portaient la main à leur front et baisaient la terre, puis l’arrosaient à l’aide d’une gargoulette dont chacun était muni. Cela n’empêchait pas de causer, de rire, de fumer ; nul respect, nul recueillement, aucun signe de piété intérieure n’apparaissait sur tous ces visages, si ce n’est sur les traits du vieux bonze, chef de la pagode. Celui-ci semblait prier avec foi. Même en dehors des offices, le temps qu’il n’employait pas à psalmodier et à instruire les enfans confiés à ses soins était consacré à dire son chapelet, dont ses doigts égrenaient les dixaines. — Assisté de ses confrères, il récita des prières pendant une partie du jour, et lut aux fidèles peu attentifs quelques pages de la vie de Bouddha. C’était un tissu légendaire d’événemens merveilleux. Les dons déposés sur une planchette au pied de la statue de Bouddha me parurent de mince valeur : une bougie, une boulette de riz ; mais ce qui était offert aux bonzes était plus substantiel. C’était un festin aussi abondant et aussi succulent que pouvaient le composer des ouailles étrangères à-toute espèce de raffinemens culinaires. — Le lendemain, des parens qui avaient besoin de leurs enfans pour l’importante opération du repiquage du riz, vinrent les enlever à l’école. Les habits laïques sont approchés de Bouddha, puis cinq ou six bambins se dépouillent de la robe jaune à notre grande satisfaction. Ce sont autant de voix criardes de moins dans le chœur qui nous réveille Te matin. Le sérieux de tous ces Éliacins quand ils marmottent leurs prières et se voient observés ne manque pas de comique, car il cesse lorsqu’il ne se rencontre personne pour admirer leur ferveur. — Malgré l’incommodité de pareils logemens, nous sommes heureux de rencontrer pour nous abriter les toits de chaume des pagodes, et pour dormir leurs parquets de terre battue. Il en est