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ne pas épuiser les faibles provisions qu’il pouvait fournir. Attirées par l’espoir d’un salaire élevé, des femmes s’offrirent pour porter les bagages, et la caravane, diminuée de moitié, suivit d’abord la vallée du Nam-Yong, qui devient torrentueuse à 100 mètres de son embouchure. Nous quittâmes les bords de ce cours d’eau, enflé par les pluies, pour pénétrer dans une plaine qu’on dirait une vaste savane. Plusieurs plans de montagnes s’échelonnaient autour de nous à l’horizon, diversement éclairées. Les unes étaient boisées et noirâtres, les autres ne présentaient à l’œil que des croupes brûlées et dénudées comme des crânes de lépreux. Les parties de la vallée qui n’étaient pas des rizières formaient, sur une étendue de plusieurs kilomètres, des marécages fétides où nous enfoncions jusqu’à la ceinture. Nous n’étions pas éloignés de Muong-Yong, où réside une autorité birmane ; il importait de ne nous présenter qu’en nombre et avec toutes nos forces devant ce mandarin, dont les dispositions ne nous étaient pas connues. Il fallut donc attendre au village de Passang que les retardataires, parmi lesquels se trouvait M. de Lagrée lui-même, eussent rallié notre petite colonne. Alors nous fîmes dans le chef-lieu de district, qui allait pendant un mois nous servir de prison, une entrée aussi imposante que le permettaient nos pieds nus et nos vêtemens en lambeaux.

Muong-Yong est un village sans caractère. En face d’un pont couvert par lequel on arrive, s’étend une sorte de tapis vert bordé de magnifiques banians et terminé par l’enclos de la pagode. Une enceinte en terre levée et un monument en ruines sur un monticule voisin témoignent que l’endroit est habité depuis longtemps. Il passe en effet pour avoir été le centre d’une puissante tribu d’autochthones auxquels les Laotiens se sont superposés. Tandis que le chef de l’expédition, archéologue passionné et infatigable marcheur en dépit de la fièvre, va explorer des monceaux de briques cachées sous les broussailles, nous prenons possession sans obstacle d’une vaste maison en planches, dédaignant le sala ouvert au vent et à la pluie. A peine y étions-nous installés que deux Birmans, le sabre au côté, font irruption chez nous, nous parlent avec vivacité, et la main sur la poignée de leurs armes nous invitent avec des gestes expressifs à les suivre immédiatement. Ils nous parlent birman, et nous ne.comprenons pas un mot de leurs discours ; mais, ceux-ci nous semblant impertinens, nous faisons jeter ces soldats à la porte. Ils se répandent en menaces et vont s’attaquer à notre cuisinier, obligé de suspendre, pour leur faire tête, l’exécution d’un poulet. Les choses n’allèrent pas plus loin ce jour-là, et nous attendîmes en repos le retour de M. de Lagrée et de son interprète. Ce dernier fut bientôt en mesure de nous fournir quelques explications. Muong-Yong