Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/916

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laborieux par l’absence de tout interprète. Au début, ce mandarin ombrageux avait requis, pour augmenter sa garde, une douzaine de pauvres diables auxquels il avait confié tous les fusils à pierre de son arsenal ; mais il ne tarda pas à venir seul chez nous causer amicalement, et sa femme elle-même, gentille Birmane, un peu grassouillette, ne redoutait pas de passer de longues heures dans notre habitation, au risque de fournir quelque matière à la chronique locale. Les explications que nous nous étions efforcés de lui donner sur les divisions politiques de l’Europe avaient contribué surtout à opérer cette prodigieuse transformation. Quand il parlait des Anglais (Englit) ses yeux jetaient des éclairs sur la peau foncée de son visage, et il éprouvait immédiatement le besoin de décrire avec un risible enthousiasme la puissance du souverain d’Ava. Les vainqueurs des Birmans ont autrefois poussé des reconnaissances jusque dans ces contrées. Le roi de Sien-Tong se rappelle avoir vu un officier européen qui passait sa journée à contempler le soleil, et absorbait, en s’aidant d’un instrument bizarre, trois fois plus de nourriture qu’un Laotien vigoureux. Cet officier au robuste appétit n’est autre que le major Mac-Leod, que ses bonnes relations avec l’empereur des Birmans Tharawady firent désigner en 1839 pour remplir auprès de ce prince les fonctions de résident par intérim. Son voyage d’exploration à l’est de la Birmanie remonte à 1836 ; il atteignit Sien-Hong et reconnut le Mékong par 22 degrés de latitude nord environ. Il lui eût sans doute alors été facile de pénétrer en Chine par la voie qui allait nous y conduire. Pour y parvenir aujourd’hui, il suffirait aux Anglais d’obtenir de l’empereur des Birmans, accoutumé à des concessions plus pénibles, une lettre impérative adressée à ses agens dans les provinces laotiennes. Mais ce n’est pas là d’ailleurs la route naturelle pour l’écoulement des marchandises de la Chine occidentale vers les Indes et vers l’Europe. Le capitaine Hanaay, en remontant l’Irawady jusqu’à Bahmo, suivait le vrai chemin qui relie déjà le Yunan à la capitale de la Birmanie, C’est par cette direction que les produits d’une partie de cette riche province paraissent appelés à descendre un jour jusqu’à Rangoon. J’aurai l’occasion, en revenant plus tard sur ce sujet, d’indiquer les obstacles auxquels viendraient actuellement se heurter les Européens qui tenteraient d’établir entre ces deux contrées des communications régulières, obstacles qui paraissent moins venir de la nature que des hommes.

Ainsi l’orage-que nous avions vu se former se dissipait sans avoir éclaté. Les Birmans n’étaient pas les maîtres absolus de ces populations laotiennes, qu’un voyageur anglais n’hésite pas à déclarer supérieures à eux, et leur obstination était vaincue par l’énergie