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désirant ne pas laisser échapper l’occasion de réaliser un bénéfice honnête, cherchait-il un accommodement, sinon avec le ciel, du moins avec son fils ? Nous ne pouvions connaître qu’à Sien-Hong le mot de cette énigme, et nous nous rendîmes en trois jours dans cette capitale par des chemins bien tracés, mais très fréquentés et détestables. Les bœufs des caravanes ont creusé dans la boue qui commence à durcir des sillons qu’on dirait dessinés par la charrue, tant ils sont profonds et réguliers. Pressés d’atteindre un but qui depuis trois mois semblait fuir devant nous, nous hâtions le pas, confiant nos bagages à des porteurs dont les pieds étaient endoloris et les épaules enflées. Ces hommes ne consentent guère à parcourir plus de 30 kilomètres par jour, quand ils sont employés comme portefaix. Lorsqu’on les charge d’un message, ce sont au contraire des courriers aussi rapides qu’infatigables ; aucune distance ne les effraie, et l’on fait porter une lettre à quarante lieues à travers montagnes et forêts aussi facilement qu’en Europe une invitation à dîner à vingt minutes de son hôtel.

Un indigène, qui n’était d’ailleurs revêtu d’aucun caractère officiel, vint au-devant de nous et nous conduisit à la pagode qui devait nous servir de logement. Des nattes étaient posées sur le parquet en béton, des cordes tendues entre les colonnes comme celles qui, dans les ménageries, sont destinées à empêcher le public de toucher aux bêtes curieuses. Cette précaution n’était pas inutile ; la foule accourait, se pressait dans le sanctuaire, impatiente de voir des gens venus de si loin. Dès le premier coup d*œil jeté sur la population, il était facile de s’apercevoir qu’elle présentait un incroyable mélange de types et de races différentes. Certains Chinois du Yunan, à l’extrême frontière duquel nous étions, avaient sur la tête un turban noir dont les dimensions atteignaient celles d’un chapeau de paille aux larges bords. Quant aux autorités, elles continuaient de bouder. D’après le récit de notre interprète, nous n’étions à Sien-Hong que grâce à son intrépidité et à son énergie. Lorsqu’il arriva lui-même, personne ne voulut le recevoir, et, le roi lui ayant fait intimer l’ordre de retourner à Muong-Long, il répondit dans le langage hyperbolique usité en Orient : « Je suis entre vos mains, vous me tuerez si cela peut vous être agréable ; mais j’ai l’ordre du grand mandarin français de rester ici, et, quoi qu’il arrive, j’y demeure. Si vous ôtez la vie à votre esclave, vous vous exposez d’ailleurs à de graves embarras, car j’appartiens à un maître qui n’abandonne pas ses serviteurs. Je dois vous prévenir en outre que, si vous forcez les Français à attendre à Muong-Long une réponse de Chine, ce sont gens colères, et je ne puis prévoir les extrémités auxquelles ils se porteront dans cette petit » localité. »