Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/973

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il résulte de nos procédés politiques en Orient que la Turquie ne peut accepter notre amitié que sous bénéfice d’inventaire, tandis qu’il ne tient qu’à nous de la lui faire agréer purement et intégralement. Nous avons en effet beaucoup moins d’intérêts dans l’extrême Asie que l’Angleterre n’en a dans l’Inde, et par conséquent nos relations avec la Turquie sont beaucoup plus désintéressées que les siennes. Lorsque nous donnons des conseils au sultan ou à ses ministres, c’est par suite d’un amour presque platonique de l’humanité et par le désir du progrès universel des peuples. Cependant, comme notre commerce oriental se développe rapidement depuis quelques années, et peut, à la suite de l’ouverture du canal de Suez, acquérir des proportions plus grandes encore, nous serons peut-être dans un avenir plus ou moins prochain aussi intéressés que l’Angleterre à maintenir neutres et toujours ouvertes les routes de l’Asie. À cette époque, nous aurons à prendre contre le sultan lui-même des mesures toutes contraires à celles que nous pouvons prendre aujourd’hui en sa faveur. C’est ce dont il faut tenir compte.

Je suppose, par exemple, que le sultan d’aujourd’hui ou son successeur, ayant réussi à rétablir d’après les conseils de l’Europe l’état de ses affaires intérieures, se crût assez fort pour reprendre sur l’Égypte l’autorité qu’il a perdue : maître des deux rivages de la Méditerranée aussi bien que des côtes de Syrie, il pourrait lui arriver de vouloir mettre la main sur le canal de Suez, se substituer aux propriétaires légitimes, frapper de droits exorbitans les navires qui le parcourront, ou même le fermer tout à fait. Il est certain qu’alors il aurait pour ennemis ses meilleurs amis d’aujourd’hui, et que tous les peuples de l’Europe, intéressés à la liberté des mers, se réuniraient contre lui. Et qu’on ne dise pas qu’une telle entreprise est impossible autant qu’improbable : tout est possible dans les états soumis à l’autorité absolue, c’est-à-dire au caprice d’un seul homme. De plus un sultan imprévoyant conseillé par des ministres fanatiques peut être entraîné dans cette voie funeste par la force des choses et le besoin de conserver intacte une autorité qui tombe tous les jours. Le gouvernement du sultan est battu constamment en brèche : il ne devra pas s’étonner si, après lui avoir arraché en faveur du canal de Suez un firman qu’il a fait attendre si longtemps, on exige bientôt de lui des garanties nouvelles, dont la principale sera la neutralisation et la liberté absolue de ce canal. En ce moment même, on négocie pour obtenir ce même avantage en faveur des détroits ; on veut que les bâtimens du commerce puissent, soit de la Méditerranée, soit de la Mer-Noire, arriver librement à Constantinople et circuler dans le Bosphore et les Dardanelles comme sur le reste des mers.