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derniers par la Russie qui rend cette puissance si redoutable au sultan ; car, lors même qu’elle ne l’attaque pas les armes à la main, elle prend en main leurs intérêts, elle se constitue leur avocat et leur mandataire, elle fait agir au sein même des populations une force dissolvante plus dangereuse pour la Turquie que la guerre elle-même. Les populations chrétiennes sont plus intelligentes et surtout plus actives que les musulmans : ce sont elles qui cultivent la terre, qui font le commerce et la banque, qui vont sur mer, qui circulent entre l’Occident et l’Orient, qui mettent au service même des sultans la plus grande partie de l’argent dont il a besoin. Je connais des Grecs de Constantinople qui surpassent en intelligence, en instruction positive et en savoir-vivre tout ce que la Turquie musulmane a jamais produit. Des hommes de cette valeur sont menés en justice et jugés par un cadi que ne sait pas lire, et cependant les tribunaux mixtes, qui admettent parmi les juges des hommes de la même religion que les parties en litige, paraissent très nombreux en Turquie.

L’hostilité des religions, la supériorité que les musulmans possèdent, et l’infériorité où les chrétiens sont injustement maintenus, placent le sultan dans une fâcheuse alternative, car, quoi qu’il fasse, il est sûr d’avoir les uns ou les autres pour ennemis. Tout ce qu’il fait pour les chrétiens est désapprouvé par les musulmans ; . s’il fait beaucoup, il peut s’attirer de la part de ces derniers des haines religieuses capables des derniers excès ; s’il fait peu, il blesse. le vieux parti turc sans satisfaire les raïas, qui se tournent alors vers la Russie. Le gouvernement turc a fini par comprendre d’où vient le danger ; en effet, il n’y a en Turquie que deux forces réellement en lutte, dont l’une est représentée par les meneurs du vieux parti, et l’autre par les populations chrétiennes. Des premiers, le sultan n’a rien de bon à attendre, puisqu’ils ignorent ces principes d’humanité et de justice qui sont l’âme des sociétés, cette activité féconde qui produit la richesse, rend les états prospères et leur permet de vivre par eux-mêmes et de se défendre contre leurs ennemis. Les seconds ont pour eux l’intelligence, l’activité, le goût et l’aptitude du commerce, tout ce qui fait la force d’une nation ; quand le sultan leur donnera les droits dont jouissent les peuples civilisés, il les rattachera sincèrement à sa cause.

Si donc l’élément musulman conserve la prépondérance en Orient, la Turquie, retombée dans sa barbarie, ne tardera pas à succomber ; si au contraire toutes les nations, sans acception de religions ou de races, y sont traitées sur le pied d’égalité, une ère nouvelle peut s’ouvrir pour l’empire ottoman. Il est évident, à l’heure où nous vivons, que si le sultan ne parvient pas à faire régner l’égalité dans