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le roman n’a parlé ce langage ; on dirait une chronique, un journal sec et bref, un recueil de notes, de traits, de mots, avec cette différence, que chez l’historien les traits sont incisifs, les mots portent, les notes résument bien ou mal des événemens graves, tandis que chez le romancier ces formes savamment et laborieusement concises s’appliquent aux aventures les plus niaises.

Nous avons indiqué les énigmes de ce livre ; la première est dans le titre même. Pourquoi l’Éducation sentimentale ? Un avis qui accompagnait l’annonce du roman a répondu à cette question : c’est l’histoire d’un jeune homme qui, au sortir du collège, fait son éducation sentimentale dans le monde et le demi-monde parisien. Le commentaire n’est guère plus intelligible que le texte. Cela veut-il dire qu’il y aura pour ce jeune homme une éducation, par conséquent un redressement de ses erreurs ? Cela veut-il dire que, cette éducation s’appliquant à son cœur, il rectifiera ses fausses idées de l’amour, qu’il comprendra la force de ce mot, qu’il ne confondra plus les caprices grossiers avec le sentiment le plus pur, qu’il portera ses aspirations plus haut comme l’Amaury de Sainte-Beuve, ou qu’il s’écriera comme Alfred de Musset :

Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C’est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer !
Ce sont vos froides nefs, vos pavés et vos pierres
Que jamais lèvre en feu n’a baisés sans pâmer !

Non, certes, il ne s’agit point de tels sentimens. Nous sommes si loin avec M. Flaubert des élans passionnés d’Alfred de Musset, si loin des analyses subtiles de Sainte-Beuve, que cette citation de Rolla et ce souvenir de Volupté feront peut-être sourire le lecteur. Ce n’est pourtant pas le désir de jouer avec les contrastes qui les a rappelés à notre esprit. Il y a ici une association d’idées toute naturelle. Si ce titre de l’Education sentimentale signifie quelque chose, il est une satire indirecte de la génération rêveuse qui, de 1825 à 1845, occupa la scène littéraire, et qui, dans la poésie, dans le drame, dans le roman, exprima si tumultueusement toutes les ardeurs de la passion. Le personnage de M. Flaubert est entré dans la vie au moment où cette période achevait son cours, il en a recueilli les traditions sans le savoir, il en a respiré l’air fiévreux, et son histoire n’est que le tableau des faiblesses, des gaucheries, des vilenies où cette sensibilité énervante l’a entraîné. Que cette donnée soit juste ou non au point de vue historique, elle pouvait offrir le sujet d’une curieuse étude ; seulement l’auteur en a fait sortir précisément le contraire de ce qu’elle renferme. Au lieu de travailler à l’éducation sentimentale du héros, il montre que cette éducation est une chimère. Au lieu d’élever ce cœur, au lieu de l’épurer et de