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l’affermir, il le dégrade ; c’est une éducation à rebours. Ce titre à la Berquin serait donc en définitive une ironie très compliquée dont le sens ne se dévoilerait qu’à la dernière page, et qui aurait pour but de rendre plus scandaleux encore le scandale de la conclusion.

Frédéric Moreau, élevé à Nogent-sur-Seine, dans le département de l’Aube, vient d’être reçu bachelier. A la fin des vacances, il ira faire son droit à Paris. En attendant, sa mère, veuve depuis bien des années, et qui a veillé seule sur son enfance, l’envoie faire une visite de quelques jours à un oncle, qui habite le Havre. Frédéric traverse Paris en revenant du Havre, et prend le bateau à vapeur qui doit le déposer à Montereau ; de là, il sera conduit à Nogent dans une voiture que lui enverra sa mère. Il faut que le lecteur s’accoutume à ces sortes de procès-verbaux ; c’est le ton du livre, et dès la première ligne ces importans détails, accompagnés de beaucoup d’autres, sont minutieusement relatés. Procès-verbaux ou descriptions, l’auteur ne sort pas de là ; quand le procès-verbal est fini, la description commence, et, la description terminée, voici de nouveau le tour du procès-verbal. Mais nous jugerons tout à l’heure le procédé ; tâchons d’abord de connaître le sujet, cherchons s’il y a un sentiment, une idée, un intérêt, un lien quelconque à travers cette succession de menus événemens. Sur le bateau qui emmène les voyageurs de Paris à Montereau, le jeune bachelier rencontre un personnage très bavard, très vantard, familièrement et cyniquement vulgaire. Ce gaillard, d’une quarantaine d’années, a des cheveux crépus, une taille robuste, une jaquette de velours noir, deux émeraudes à sa chemise, un large pantalon blanc, et des bottes rouges en cuir de Russie rehaussées de dessins bleus ; il se dit républicain, connaît tous les artistes célèbres qu’il appelle par leurs prénoms, et commence à sa manière l’éducation sentimentale de son compagnon de voyage. « La conversation roula d’abord sur les différentes espèces de tabacs, puis tout naturellement sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante. » Vous le voyez d’ici, c’est un tripoteur d’affaires, moitié artiste, moitié brocanteur, charlatan naïf, épicurien grossier, bonhomme du reste, ouvert, hospitalier, qu’aucune pudeur n’embarrasse, qu’aucune délicatesse ne gêne, et qui, après s’être enrichi aux dépens de ses protégés les artistes, finira par devenir marchand de faïences, puis, de déconfiture en déconfiture, miné, chargé de dettes, sera chassé de Paris par la misère et la honte. Au début du récit, quand Frédéric lui demande son nom, il répond tout d’une haleine, comme s’il lisait sa propre carte : « Jacques Arnoux, propriétaire de l’Art industriel, boulevard Montmartre. » Or, tandis