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LA GUERRE DU PARAGUAY.

employées dans les hôpitaux ou bien aux travaux de défense dont il couvrait le pays. C’est à cette époque que par des prodiges d’activité il compléta un système de retranchemens qui reliaient tout l’ensemble de ses positions. Depuis Curupaity jusqu’à Humayta, il fit construire, en décrivant dans l’intérieur, sur un développement de 30 kilomètres au moins et en prenant la live gauche du fleuve pour corde, un grand arc de cercle qui couvrait ces deux points importans par une ligne de fortifications continue et parfois double. Prévoyant même le cas d’une retraite forcée, il ordonna la construction sur la rive droite du fleuve, dans le désert du Grand-Chaco, d’une route militaire qui, partant d’un point nommé Timbo, situé à 2 lieues au-dessus de Humayta, offrait de plus à l’armée paraguayenne l’avantage de pouvoir manœuvrer aisément sur l’une et l’autre rive du Paraguay. C’était encore un grand ouvrage qui n’avait pas moins de 90 kilomètres de développement, comprenait la traversée de beaucoup de marécages et la construction de cinq grands ponts, sans compter celui qui était à jeter sur la rivière Vermejo, l’affluent le plus considérable que le Paraguay reçoive sur la rive droite. Tous ces travaux étaient l’œuvre d’un homme ingénieux, actif, opiniâtre ; mais étaient-ils aussi l’œuvre d’un homme sage et prudent ? On ne saurait le croire. D’abord l’événement démontra que toutes ces fortifications pouvaient être tournées sans grandes difficultés ; ensuite elles nécessitèrent la présence au camp de toute la population valide, dont une partie fut décimée par les maladies ; l’agriculture fut par suite négligée, et il en résulta une effroyable famine ; enfin, en éparpillant ses moyens et son monde sur de si grands espaces, le dictateur se mettait lui-même hors d’état de profiter de l’affaiblissement de ses ennemis. Si au contraire il eût réuni ses ressources, s’il eût dirigé une attaque à fond sur le camp de Tuyuti lorsque les alliés s’y trouvaient dans la misérable condition que nous avons dite, n’aurait-il pas eu de grandes chances pour les contraindre à repasser à leur tour le Parana ?

Il ne faut pas imaginer néanmoins que pendant ces dix mois on ne fit de part et d’autre que s’observer l’arme au bras. Il n’était presque pas de jour qui ne fût signalé par quelqu’une de ces stériles escarmouches d’avant-postes auxquelles se laissent si facilement entraîner les armées de nouvelle formation. Il n’y a que les vieilles troupes qui soient ménagères de leur sang, qui sachent économiser leurs efforts en vue d’un coup décisif à porter. Le maréchal Lopez se plaisait à ce jeu cruel et inutile, il croyait aguerrir ses hommes ; il ne réfléchissait pas qu’il ne disposait pas de forces aussi considérables que celles de ses adversaires, et que ses soldats, aimés pour la plupart de fusils à pierre, ne luttaient pas dans des conditions d’égalité avec les fusils rayés et perfectionnés des alliés.