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aimait les femmes sans leur accorder de crédit, et pendant quatre ans il s’était redressé lui-même avec une vigueur qui devait rassurer sur sa maturité. Dans ces conditions, on ne devient un tyran à trente-cinq ans que par un accident, puisqu’on a échappé aux causes générales de corruption qui entourent le pouvoir absolu. Le cas de Domitien est en effet un cas assez rare ; l’amour de la gloire militaire l’a perdu, ses déceptions à la guerre l’ont exaspéré, la honte d’être vaincu a fait de lui un bourreau. Il convient de coordonner quelques faits pour rendre cette conclusion acceptable et peut-être pour la démontrer.

On sait que tout citoyen romain était né soldat, que les camps étaient sa grande école, et qu’il ne pouvait se consacrer aux fonctions civiles, au barreau et même à la poésie ou à la vie des champs qu’après avoir fait la guerre et rempli les charges militaires. La plus grande honte sous la république était d’ignorer le métier des armes. Cette loi sociale, affaiblie sous l’empire, comme toutes les lois, semblait avoir pris plus de force dès qu’il s’agissait des maîtres de Rome. Le mot d’imperator, qui voulait dire simplement général, était vide de sens ou prêtait à rire dès que celui qui le portait n’avait commandé aucune armée, n’avait jamais vu l’ennemi ni campé sous la tente. Tout en fermant le temple de Janus, Auguste avait eu soin d’envoyer aux frontières, en les plaçant sous des chefs expérimentés, ses petits-fils, ses fils adoptifs et tous les princes de la famille impériale. Tibère, Drusus, Germanicus, s’étaient même acquis un grand renom par leurs exploits. Domitien comprit si bien de quelle importance était l’éducation militaire pour un futur empereur qu’il voulut dès sa plus tendre jeunesse susciter une guerre pour s’improviser général. Il avait envié le sort de son frère Titus, qui avait fait ses premières armes avec éclat sur le Rhin et contre les Bretons. Le retentissement de la guerre de Judée n’avait fait qu’accroître son dépit. Inactif à Rome, déshonoré, sans ressources, il attendait impatiemment une occasion de s’illustrer à son tour. Aussi, lorsqu’il eut été proclamé césar et se sentit maître de l’Italie en l’absence de son père, il voulut entreprendre une expédition contre les Germains. On a vu quelle peine avait eue Mucien à réprimer ces velléités belliqueuses. La révolte des Bataves et des Trévires ranima une ambition que Mucien dut encore déjouer. Enfin les tentatives de Domitien pour gagner Céréalis, le général vainqueur en Basse-Germanie, avaient pour but de s’assurer une armée prête à gagner des batailles, encore plus qu’à faire la loi à Vespasien.

Pendant quatorze ans, ce désir de gloire fut refoulé. La volonté paternelle relégua dans la retraite un prince dont la grandeur n’aurait pu que nuire à celle de Titus et compromettre la tranquillité de