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pesanteur, produit un travail équivalant à 168 kilogrammètres[1]. Le couteau fait donc le même effet que produiraient 16,800 kilogrammes tombant de la hauteur d’un centimètre. La chute, calculée mathématiquement, dure 3/4 de seconde (exactement 75.562).

On pourrait croire que l’instrument n’a besoin que d’être dirigé et qu’il fait lui-même sa sanglante besogne ; on se tromperait. L’homme qui a reçu la mission de faire subir la peine capitale doit déployer une grande adresse et une force peu commune. D’une seule main il doit contenir le condamné, et ce n’est pas toujours facile. Lescure, guillotiné en 1854, lutta, saisit entre ses dents la main droite de l’exécuteur et lui fit une morsure profonde dont celui-ci porte encore la cicatrice ; Avinain, l’horrible boucher qui coupait ses victimes en morceaux et les jetait à la Seine, se détourna si violemment qu’on fut obligé de le saisir à deux mains par les épaules pour l’immobiliser. Rarement les condamnés se mettent ainsi en résistance, mais, quel que soit leur abattement ou leur résignation, l’instinct vital subsiste et se défend. Tous sans exception, quand ils n’ont pas perdu connaissance, une fois qu’ils sont basculés, dans cet instant si rapide que l’œil peut à peine l’apprécier, obéissent à un mouvement involontaire, inconscient, et qu’on pourrait appeler fatal. Au lieu de porter la tête en avant, ils la rejettent à droite, fuyant ainsi l’exécuteur qui est debout à leur gauche, et au lieu de se placer dans la demi-lune ils vont buter contre le poteau. Il faut alors les ramener dans la position qu’ils doivent occuper, les ajuster, selon l’affreuse expression du métier, et ce seul effort, accompli avec une vivacité plus prompte que la pensée, nécessite une force extraordinaire. — Après chaque exécution, j’ai les saignées brisées, dit l’exécuteur. — Les rôles sont distribués d’avance entre les acteurs de cette lugubre tragédie ; l’un des aides saisit la tête, l’autre soulève la bascule par en bas et pèse sur les jambes du patient, pendant que l’exécuteur hâte le dénoûment. Tous ces mouvemens combinés, différens les uns des autres, accomplis par trois personnes, concourant au même but, doivent être faits avec une simultanéité irréprochable, sinon les plus graves inconvéniens pourraient en résulter.

Il n’y en a pas à redouter avec l’exécuteur en chef actuel des hautes œuvres de la justice ; on peut lui appliquer le mot dont Suétone a frappé Caligula : decollandi artifex. C’est un colosse, il a plus de six pieds de haut ; il a le sang-froid, la vigueur et l’adresse. A voir sa grande taille, ses fortes épaules, ses cheveux blancs, ses larges mains, qu’il a fort belles et très soignées, on se prend à regretter qu’il ne porte pas le surcot rouge et la capuce des

  1. Le kilogrammètre est l’unité égale au travail correspondant à l’élévation du poids d’un kilogramme à une hauteur d’un mètre. Du reste voici la formule : P. h. = 60 X 2,80 = 168.