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C’est ce monde à part que M. de Tschudi a entrepris de nous présenter dans une série de tableaux qui sont peints avec les couleurs les plus vives et les plus fraîches. Il s’occupe plus particulièrement des animaux et des chasseurs qui les poursuivent. Un des chapitres les plus attachans est celui que l’auteur a consacré aux chamois. Les mœurs de ces gracieux animaux, leurs ruses et leur prodigieuse agilité, qui mettent sans cesse à l’épreuve la patience et le courage des chasseurs émérites, fournissent le sujet d’une foule de récits émouvans. Voici un chasseur de l’Oberland bernois qui, entraîné sur une corniche d’ardoise pourrie à peine large d’un pied, ne peut plus avancer que couché sur le ventre et en déblayant devant lui la pierre délitée. Pendant qu’il rampe ainsi au bord d’un abîme, il voit une ombre qui passe et repasse contre le rocher : c’est un aigle qui guette l’instant favorable pour le pousser dans le précipice. Cet homme, qui ne tient plus à la vie que par un fil, songe alors au moyen de se défendre contre son agresseur ; en un quart d’heure il parvient à se retourner sur le dos, il peut armer sa carabine, et il continue d’avancer avec la tête et les pieds. L’aigle, tenu en respect, finit par s’éloigner, et le chasseur, après un travail de trois heures, les habits et les bras déchirés, touche enfin au terme de ses angoisses et peut sauter sur un rocher solide. Voici un autre montagnard qui, tombé dans une crevasse profonde, s’engage dans un couloir creusé par les eaux et finit par déboucher au pied du glacier, qui a rendu sa victime. Voici Colani, le plus rude et le plus ténébreux des chasseurs, qui passe pour avoir tué une trentaine d’hommes ; il a pris pour lui le district des montagnes de la Bernina, il y tient en réserve de nombreux troupeaux de chamois à moitié apprivoisés, et il ne souffre pas qu’un chasseur étranger se permette de fouler son domaine ; malheur à celui qu’il rencontrera dans un sentier défendu ! Lorsqu’on s’adresse à lui, il promène ses hôtes de manière à leur ôter l’envie de revenir. Le naturaliste Lentz a raconté comment, piqué par la curiosité, il est, un beau jour, allé avec un de ses amis faire une visite au farouche montagnard, auquel il offrit une somme assez rondelette pour qu’il l’emmenât dans une de ses chasses. Colani accepta et conduisit ses visiteurs dans les endroits d’où l’on apercevait ses troupeaux, mais il ne leur permit pas de tirer ; la rencontre d’un chasseur étranger amena une scène qui faillit tourner au tragique, et Lentz s’aperçut bientôt que son guide n’eût pas été fâché de le voir disparaître dans quelque précipice ; il se hâta de renoncer aux délices de cette société. Une foule de récits de ce genre, pris sur le vif, donnent au livre de M. de Tschudi un attrait particulier et font qu’on ne se lasse pas de le lire.

La merveilleuse fécondité des roches sous-marines a fourni le sujet d’un autre livre, que M. C. Millet vient de publier et qui est intitulé : La Culture de l’eau. M. Millet nous raconte en détail les procédés de semaine et de récolte par lesquels l’industrie parvient à augmenter le