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IV

Une constitution faite pour un homme ! Le mot est juste ; il le serait davantage encore, si l’on disait : pour un homme et pour une idée.

La constitution fédérale a trouvé en Allemagne des admirateurs et des détracteurs. L’un de ces derniers la traitait, si nous ne nous trompons, de monstre politique, déclarant qu’elle ne durera point, que celui qui l’a imaginée et fabriquée sait très bien ce qu’il veut, mais qu’il ne s’arrête pas longtemps à choisir ses moyens, que les plus courts chemins lui paraissent les meilleurs, que les fondrières l’inquiètent peu, que cependant on y reste quelquefois. Nous ignorons si M. de Bismarck a jamais lu Télémaque. Il pourrait répondre : « On est trop heureux de n’être trompé que dans des choses médiocres ; les grandes ne laissent pas de s’acheminer, et c’est la seule chose dont un grand homme doit être en peine. »

Une confusion systématique des pouvoirs, des compétences mal délimitées, des attributions mal définies, une confédération où les questions décisives sont résolues par un seul, une chambre haute qui n’est pas une chambre, des ministères qui n’en sont pas, une assemblée élue par le suffrage universel, qui a toutes les prérogatives d’un parlement et qui est dans l’impossibilité de s’en servir, un chancelier qui répond de la politique étrangère, des finances, de l’administration militaire, des affaires intérieures du Bund et qui ne répond de rien parce qu’il répond de tout, enfin un président qui tour à tour est chef de la confédération et roi de Prusse, sans qu’il soit possible de savoir où finit le roi, où commence le président, que d’anomalies ! que d’énormités[1] ! Tous ces rouages s’engrènent mal les uns dans les autres, beaucoup de forces se perdent en frottemens, la machine s’arrêterait à tout coup, si le mécanicien qui l’a faîte, qui en connaît le secret, n’était là pour la surveiller, pour la remonter, pour la faire aller au doigt et à l’œil ; — c’est trop peu dire, cet homme universel et nécessaire en est à la fois le grand ressort et le balancier, le puissant moteur et le souverain modérateur ; grâce à lui, elle marche et travaille ; qu’il vienne à disparaître, la voilà détraquée.

  1. Il est quelquefois utile à la politique prussienne de ne pas savoir où finit le roi de Prusse, où commence le président. Quand Juarez, par l’entremise du ministre des États-Unis, négocia pour se faire reconnaître à Berlin, le roi Guillaume eut des scrupules. Il alléguait qu’il avait reconnu l’empereur Maximilien, qu’il ne pouvait se dédire. M. de Bismarck lui représenta qu’il avait reconnu Maximilien en sa qualité de roi de Prusse, qu’il reconnaîtrait Juarez en sa qualité de président de la confédération du nord, ce qui conciliait tout. Cette juste observation leva les scrupules royaux.