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aussi essayer de les convaincre ; comme ils avaient part aux dangers, on pensait qu’ils devaient être instruits des affaires. Le général n’hésitait pas à leur dire ses projets quand il le pouvait sans danger. Il leur lisait les lettres qui arrivaient de l’empereur ou des autres armées. Après la bataille, il les consultait volontiers sur les récompenses qu’il voulait décerner, et on lit sur la tombe d’un vétéran qu’il a été honoré d’un collier d’or « par le suffrage de sa légion ». C’est, je n’en doute pas, ce mélange de discipline et d’indépendance qui conserva dans les camps l’énergie des caractères pendant que tout s’abaissait ailleurs. Rome n’a jamais manqué de vaillans soldats et de grands généraux, même lorsqu’elle n’avait plus de citoyens. Elle remportait encore des victoires à ses derniers momens, et, quand elle était forcée de confier ses affaires intérieures à des Rufin et à des Eutrope, elle trouvait pour commander ses soldats des Stilicon et des Aétius. Ce n’est pas seulement à la force des traditions qu’elle doit cette persistance de l’esprit militaire, c’est encore à l’influence salutaire de la liberté.

Comme la province, l’armée était, en général satisfaite de sa condition. Les légions ne ressemblaient pas à nos régimens qu’on promène sans cesse d’un bout du pays à l’autre ; elles n’éprouvaient pas cet ennui du soldat d’aujourd’hui, voyageur fatigué qui ne peut s’attacher à rien. Chacune avait son campement fixe où elle venait se reposer après les expéditions. C’était une sorte de ville militaire, avec ses faubourgs où les fournisseurs étaient établis. Le soldat y retrouvait ses habitudes et ses amitiés ; il y menait en quelque façon une vie civile, formant avec ses camarades de ces associations, si fréquentes alors, qui avaient pour objet le plaisir ou la charité[1]. Il tenait au pays qu’il habitait, à la compagnie dans laquelle il était inscrit, à sa légion, dont il savait l’histoire et qu’il ne voulait pas quitter : aussi le voyons-nous d’ordinaire, au moment où il obtient son congé, élever un petit monument au génie de sa légion et de sa cohorte. Il tenait surtout à cette patrie romaine pour laquelle il versait son sang. Les soldats de l’armée du Rhin appartenaient presque tous à l’Espagne ou à la Gaule ; c’étaient les petits-fils de ceux qui avaient si courageusement résisté à César et à Auguste ; ils parlaient mal le latin et l’écrivaient plus mal encore ; cependant ils étaient fiers de se dire Romains quand il leur fallait combattre les Suèves ou les Bataves. Enfin ils tenaient à l’empereur dont l’image était sur leurs drapeaux, et dont on proclamait le nom après une victoire. Ce n’étaient pas des flatteurs, et ils ne se pliaient pas volon-

  1. Une inscription très curieuse, trouvée à Lambessa et publiée par M. Léon Renier dans ses Inscriptions romaines de l’Algérie, contient le réglement d’une association de secours mutuels formée par les clairons de la troisième légion.