Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/512

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
506
REVUE DES DEUX MONDES.

Virgile l’avait séduit ; il voulut laisser comme lui un poème national et commença la Pharsale. Que voulait-il faire à ce moment, et quels devaient être le héros et la pensée de son œuvre ? Je crois qu’il ne le savait guère, qu’il s’était jeté dans cette entreprise avec une certaine impétuosité de jeunesse et de génie qui ne lui laissait pas trop le temps de réfléchir. Dans tous les cas, l’amitié de Néron, auquel l’ouvrage était dédié, lui imposait certaines réserves. Je n’irai pas jusqu’à dire comme Bernhardy que Lucain était alors césarien. Sans doute il prétend au début de son récit qu’on ne peut savoir de quel côté était la justice (quis justius induit arma ? scire nefas) ; mais il tranche la question lui-même un peu plus loin quand il représente César qui passe le Rubicon malgré les prières de Rome. « Arrêtez-vous, lui dit-elle, si vous respectez les lois, si vous êtes encore un citoyen. » C’est un rebelle, puisqu’il ne l’a pas écoutée. Quand Lucain eut achevé ses trois premiers livres, il les fit connaître au public, et l’on devine de quelle façon ils furent accueillis. Il avait pris le moyen le plus sûr de charmer ses contemporains : il leur plaisait à la fois par ses qualités et par ses défauts. C’est juste à ce moment, lorsque le jeune poète était le plus enivré de ses succès, que Néron, qui était poète aussi, jaloux du bruit qu’il faisait, lui défendit de rien lire et de rien publier à l’avenir. On ne pouvait pas inventer de plus cruel supplice pour un homme qui s’était fait des applaudissements une habitude. Cicéron dit qu’un bon mot qu’on retient brûle la bouche ; la douleur est bien plus vive quand ce sont des vers qu’on empêche de voir le jour. Lucain continua son ouvrage en secret. À défaut d’autres admirateurs, il s’admirait beaucoup lui-même ; plus il trouvait ses vers beaux, plus il souffrait d’être seul à les connaître. Aigri par ces tourments de la vanité blessée, il en vint à détester non seulement l’empereur, mais l’empire. À mesure qu’on avance dans la lecture du poème, le patriotisme du poète augmente, les regrets du passé deviennent plus vifs. Tout le monde connaît cette magnifique explosion de colère et de douleur au moment où il arrive à la défaite de Pharsale. « C’est alors, dit-il, que la liberté nous a fuis pour ne plus revenir. Elle s’est réfugiée au-delà du Tigre et du Rhin ; elle est perdue pour nous, c’est le bien des Germains et des Scythes, l’Italie ne la connaît plus. Que je voudrais qu’elle ne l’eût jamais connue ! Rome, que n’es-tu restée esclave depuis le jour où Romulus appela les voleurs dans son asile jusqu’au désastre de Pharsale ! Je ne pardonne pas aux deux Brutus. Pourquoi avons-nous vécu si longtemps sous le règne des lois ? Pourquoi nos années ont-elles porté le nom des consuls ? Les Arabes, les Perses et tous les peuples de l’Orient sont plus heureux que nous : ils n’ont jamais connu que la tyrannie. De toutes les nations