Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/513

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
507
L’OPPOSITION SOUS LES CÉSARS.

qui servent sous un maître, notre condition est la pire, car nous sommes esclaves en rougissant de l’être ! » Voilà certes les sentiments d’un républicain. Quand il écrivait ces vers, c’est-à-dire à la fin de son poème et de sa vie, Lucain, passant des paroles aux actes, cherchait à se venger du prince qui le forçait de cacher son talent comme un crime. Déjà sans doute la conjuration existait, déjà Scevinus préparait ce poignard qu’il avait été prendre dans le temple de la Fortune. Peut-être le poète voulait-il annoncer la délivrance prochaine quand il disait de Caton : « Le voilà, le véritable père de la patrie ; c’est lui dont Rome, devenue libre, aujourd’hui, demain, fera un dieu ! nunc, olim, factura deum !  » — Mais que comptaient faire tous ces conspirateurs pour rendre à Rome sa liberté ? Voulaient-ils lui restituer son ancien gouvernement ? Était-ce pour rétablir la république que ce républicain et ses amis prenaient les armes ? Personne n’y songeait. Il s’agissait simplement, dans ce complot dont Lucain était l’âme, de tuer un empereur et d’en nommer un autre… Ainsi ce poète patriote allait exposer sa vie pour continuer le régime d’Auguste, pour remplacer Néron par Pison, c’est-à-dire un joueur de cithare par un acteur de tragédie ; tant la république était regardée comme impossible par ceux mêmes qui semblaient la regretter le plus !

Il n’y a pas d’écrivain de cette époque qu’on connaisse moins et qu’on apprécie plus mal que Tacite. On le regarde généralement comme un ennemi systématique de l’empire ; mais en réalité sur quel fondement cette opinion repose-t-elle ? Est-ce parce qu’il a parlé sévèrement de Tibère et de Néron ? On pourrait s’en étonner, si les autres écrivains de ce temps les avaient mieux traités que lui. Suétone, qui était un secrétaire d’état, Dion, le panégyriste officiel de l’empire, ont-ils fait de ces princes des portraits beaucoup plus flatteurs ? Et ceux qui prétendent les réhabiliter ne sont-ils pas forcés d’admettre qu’il y a eu sur leur compte, dans toute l’antiquité, comme une conspiration de mensonge ? Tacite promet, au début de ses ouvrages, de parler sans haine et sans faveur, sine ira et studio ; il annonce qu’il se prémunira surtout contre la haine, qui risque de séduire le lecteur par ses faux airs d’indépendance. Il est permis de croire qu’il a tenu parole, et il ne paraît pas que les efforts qu’on a faits dans ces dernières années pour ruiner son autorité aient eu beaucoup de succès[1]. Peut-être dans ses appréciations des faits a-t-il quelquefois trop écouté les rumeurs et les

  1. Nous avons eu déjà l’occasion d’entretenir les lecteurs de la Revue du livre qu’a publié M. Stahr sur Tibère, dans lequel il attaque si vivement Tacite, et de la réponse que M. Pasch a faite à ce livre. Depuis lors, un savant hollandais, M. Karsten, a repris la thèse de M. Stahr dans un mémoire intitulé De Taciti fide. Ce mémoire, in-