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REVUE. — CHRONIQUE.

Waterloo : aut Cæsar aut nihil ! Lorsqu’un homme dont personne encore ne connaît le mérite a fait énormément parler de lui, cet homme peut s’attendre à rencontrer sur son chemin autant d’admirateurs que d’antagonistes, les uns et les autres doués d’une égale inintelligence dans leur frénésie contradictoire, et si quelques malveillans devancèrent le jour de la représentation pour prédire la chute de Tannhäuser, les imbéciles non plus ne devaient pas manquer pour poser en victime leur demi-dieu et le glorifier par-delà Beethoven. Il se peut qu’il y ait eu de la prévention dans le public de Tannhäuser ; mais, en admettant que le fait soit vrai, convenons que Wagner n’avait rien négligé pour le forcer à se produire. Le 13 mars, la représentation eut lieu ; M. Dietsch conduisait l’orchestre en dépit de l’auteur, qui, toujours et partout mécontent, aurait voulu lui arracher des mains le bâton de mesure. La salle en un moment fut envahie, puis les régions aristocratiques se peuplèrent d’un public d’élite que semblait présider de sa loge la princesse Metternich, âme de cette fête. »

On la connaît cette fête, l’Opéra n’en avait point vu et vraisemblablement n’en reverra jamais de pareille. M. Paul Lindau n’omet aucun détail ; je recommande son récit à M. Nuitter, qui s’occupe, dit-on, d’une histoire de l’Opéra, et je lui signale un malin trait à l’adresse du traducteur, dont il cite ce vers d’un lyrisme en effet tout badin, et qui méritait de ne point périr :

Si les dieux aiment constamment,
Le cœur de l’homme est plus changeant.

Une chose qui ne laissa pas d’étonner beaucoup fut de voir un compositeur qui s’était jusque-là montré l’homme imperturbable d’Horace consentir à parlementer avec la tempête plutôt que de couler bas vaillamment son équipage. « À la seconde représentation, tous les passages entrepris par le fou rire du public avaient disparu. Dans le premier duo, dans les récitatifs du landgrave, dans la passe d’armes des chanteurs, d’énormes coupures avaient été pratiquées ; plus de ritournelle sur le galoubet, plus de trait de violon au dernier tableau du second acte, plus de meute. Au troisième acte, Wolfram avait déposé sa harpe, et Tannhäuser se jetait à terre moins souvent ; mais, s’il n’y eut point tant de rires, on n’en siffla que davantage, et le scandale devint tel, qu’à la troisième représentation Wagner dut retirer sa pièce. » La partie était perdue, et l’on se retirait amoindri par des concessions ; on s’était désavoué soi-même, on avait transigé, fait des coupures, pour tâcher de se maintenir au répertoire. Oh ! ces héros tout d’une pièce, fiez-vous donc à leurs préfaces ! M. Paul Lindau connaît le masque, et tout en perçant à jour le charlatanisme, en n’étant dupe d’aucune pose, sait fort bien ce qui doit être pris au sérieux, témoin ce paragraphe d’un sens très net