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MALGRÉTOUT.

pas à se remarier. — En disant cela et bien d’autres paroles exaltées et injustes, ma pauvre Adda fondit en larmes, brisa son peigne d’écaille en le jetant sur la toilette, et, toute couverte de ses beaux cheveux dorés, vint enlacer ses bras à mon cou en me jurant que, si je me mariais, elle se donnerait la mort ou deviendrait folle.

Quand j’eus réussi à la calmer en lui déclarant que M. de Rémonville ne me plaisait pas et que j’avais la ferme intention de le refuser, elle reprit : — Soit pour celui-ci, je veux te croire, bien que tu aies tenu un autre langage à papa ; mais il est certain qu’au premier jour tu rencontreras le maudit fiancé de tes rêves, et que tu ne m’aimeras plus. Tu as tant excusé les oublis et l’indifférence de Mary, que j’ai bien vu poindre ton désir de faire comme elle ; ne me le cache pas, c’est inutile, je sens ce désir-là dans toutes tes paroles et encore plus dans ton silence.

J’avais alors dix-neuf ans accomplis, et j’aurais menti, si j’avais juré que depuis un certain temps, depuis votre mariage surtout, je n’avais pas rêvé le mariage pour moi-même. Quand vous m’écriviez les joies de votre première maternité et les douces espérances de votre seconde grossesse, j’avais toujours senti battre mon cœur à l’idée de tenir aussi dans mes bras un cher baby, vivante image d’un époux chéri et respecté. Je ne m’arrêtais pas à la vaine fantaisie de composer ce type d’époux à ma guise. Je ne croyais pas voir ses traits, entendre le son de sa voix. Il ne m’apparaissait pas comme une personne, mais je le portais dans mon âme comme une vérité sainte. Je me rappelais la tendresse de mon père pour notre pauvre mère, morte dans ses bras après tant de soins, tant de dévoûmens délicats et infatigables, tant de consolations et d’encouragemens exquis dont il avait su la bercer pour lui cacher la gravité de son mal, tant de courage héroïque pour lui sourire en refoulant ses larmes. Je revoyais sa noble figure atterrée et pourtant victorieuse de foi et d’amour à l’heure suprême. Je n’ai jamais songé à me demander si mon père était beau ou seulement passable ; je sais que dans l’expression de son honnête visage j’ai toujours puisé le sentiment, le besoin du vrai, et je sais aussi qu’au moment où ma chère mère expira, il me parut sublime. J’avais douze ans. J’étais en âge de comprendre beaucoup de choses, et j’avais compris qu’il ne fallait ni sangloter ni faiblir au chevet de ma mère mourante. Quand je la vis froide et pâle, je sentis que tout était fini et que je m’affaissais dans une sorte de mort, l’absence de facultés ; mais je rencontrai le regard clair et profond de mon père, et ce regard me tint debout. Le ciel y était ; sa bouche ne put prononcer une parole, mais l’œil éloquent me disait : il faut aimer après la séparation comme auparavant. La mort a des yeux