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à une idée; mais il avait tort d’aller de l’idée à la réalité. C’est ainsi qu’il inventait Alastor et les personnages principaux de sa Révolte d’Islam. Le Paracelse de M. Browning semble bien avoir été une pensée avant de devenir un personnage; cependant l’auteur a eu la main assez heureuse, et la figure du médecin de Wurtzbourg a reçu de récens biographes assez de relief pour justifier le choix du poète et l’usage qu’il en a fait.

Sordello est presque une énigme. Il fait penser à la Cassandre du Grec Lycophron, ce poème indéchiffrable dont le commentaire couvrit de gloire je ne sais quel scholiaste. Nous n’envions pas les lauriers de ce dernier, bien que nous ayons un peu pénétré à travers l’obscurité de l’œuvre de M. Browning, assez du moins pour expliquer pourquoi elle est obscure. Imaginez un écrivain des plus discursifs qui entreprend un récit sur une âme partagée entre l’amour de la poésie et celui de l’action; c’est bien un de ces personnages qui prennent naissance au fond du creuset de la métaphysique; ils semblent parler et se mouvoir, et ils ne vivent pas. Si l’auteur se fût contenté de faire parler Sordello, sa psychologie eût trouvé un meilleur cadre dans cette forme dramatique du monologue; l’âme du poète-guerrier Sordello se fût expliquée tant bien que mal; mais il a voulu faire un poème narratif, et comme la narration, surtout en grand, est contraire à son génie, il prend à chaque instant la parole. Que Byron en fasse autant dans Don Juan, cela est naturel; le poète plaisante avec son sujet, et d’ailleurs chez lui l’épopée a des retours superbes, des rentrées de musique triomphante. Dans Sordello, au contraire, comment admettre que l’histoire d’une âme si éloignée de nous soit à tout propos interrompue par les réflexions d’un homme du XIXe siècle? Le badinage seul peut faire passer cette fantaisie; il faut que le ton du sujet permette à l’écrivain de dire, comme Alfred de Musset dans un poème qui est précisément de ce genre :

En vérité, lecteur, je crois que je radote.

On suppose bien quel supplément d’obscurités doivent ajouter à un récit tout abstrait des dissertations qui ne le sont pas moins. Le Sordello de M. Browning demeurera dans ses ténèbres, à moins que l’auteur ne se charge d’y joindre un commentaire perpétuel, et encore!... On raconte qu’un philosophe allemand, interrogé par ses disciples sur un passage d’un de ses livres qu’ils ne comprenaient pas, leur répondit : « Mes amis, quand j’ai écrit ces lignes, il n’y avait que Dieu et moi à les comprendre; maintenant il n’y a plus que Dieu. »