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Depuis Sordello, on peut dire que M. Browning a renoncé aux longues épopées, en sorte que le genre narratif demeure à M. Tennyson, dont le nom est naturellement rappelé à la mémoire par celui de son rival le plus heureux. La forme dramatique manque presque absolument dans l’auteur des Idylles héroïques. Chez lui, les personnages d’Ulysse, de sainte Agnès, de Tithon, de sir Galahad, de saint Siméon Stylite font des monologues ; mais ils n’expriment qu’une idée, et ne sont pas des caractères ni des natures. Poète idéal, Tennyson va de la pensée au personnage, jamais du personnage à la pensée. En revanche, il excelle et défie toute rivalité dans la narration ; son récit passe rapidement par les degrés successifs de l’intérêt, par les étapes naturelles de l’action. Point de réflexions qui l’attardent, point d’analyses qui ralentissent sa marche. Sa fable est attachante parce qu’il s’attache et s’amuse tout le premier à ce qu’il raconte. Au contraire, M. Browning n’en finit jamais avec ses observations de détail; il pèse les actions et les paroles, il divise et subdivise comme un casuiste. Ce qui lui plaît dans l’action, ce sont les mobiles qui la produisent : il aime les cas de conscience, les problèmes moraux compliqués, les thèses litigieuses; il y apporte une dextérité dont il jouit visiblement et qu’il étale avec complaisance. Aussi une certaine forme dramatique est-elle beaucoup mieux faite que le récit pour la nature de son talent. A la différence de Tennyson, il a un génie tout objectif, c’est-à-dire qu’il place hors de lui-même l’objet de sa curiosité; seulement il ne s’arrête pas aux événemens de l’histoire et de la vie humaine, il en cherche les racines dans l’âme de ses personnages.

Avec de telles dispositions d’esprit, nul ne s’étonnera que M. Browning ait essayé ses forces au théâtre; mais sa tentative n’a point réussi. A la scène, il faut de l’action et non des analyses psychologiques; il faut du mouvement, et la psychologie ne se développe qu’à l’aide de longs discours. Tout le talent et tout le zèle de l’acteur Macready ne purent faire accepter le drame de Strafford au public de Drury-Lane. D’autres pièces, telles que une Tache sur l’Ecusson et le Jour de naissance de la duchesse Colombe, ne furent pas plus heureuses à Haymarket. En revanche Pippa, le Retour des Druses et Luria, qui n’ont pas vu le feu de la rampe, ont eu quelque succès de lecture, surtout la première; encore ont-elles peu ajouté à la réputation de l’auteur. Quelques beaux vers dont le poète a pu les enrichir plus librement sont restés dans la mémoire de ceux qui aiment la poésie, et c’est tout. A quoi tient cette médiocre fortune des drames d’un écrivain dont la tendance dramatique est, après tout, le trait essentiel? La question est assez curieuse en elle-même, elle importe assez à l’histoire du théâtre de notre temps, pour mériter quelques mots d’éclaircissement.